Ecrire comme on fait du pain

Elle est extraordinaire, Souad Labbize. Sa poésie est simple et forte, sans un seul morceau de gras dans les angles. Dans une interview publié dans L’Orient-Le jour, elle révèle son écriture. Et je crois que c’est la définition la plus juste que j’aie pu lire au sujet de la naissance d’un texte, un vrai.

Quand je suis dans le processus d’écriture, les images me viennent, des images de cinéma. Je me vois en train d’écrire des scènes, je les décris telles quelles. J’aimerais écrire une histoire d’amour à partir de la gestuelle. C’est comme si je décrivais des mains que j’aimais, épluchant une montagne de gingembre pour faire une boisson. Comment garder la chair après avoir épluché tout ça ? Comment épluche-t-on un pomelo ? Je voudrais raconter la quotidienneté de l’amour avec des gestes anodins. Ces images sont dans ma tête et me disent : écris là-dessus ; et je les vois de manière poétique. Quand ma mère faisait du fromage, elle mettait le lait caillé dans le torchon qu’elle essorait. Je l’observais quand il gouttait. Ce sont des opérations scientifiques, quand on est enfant on s’y intéresse. Et quand on le mange, c’est surprenant, agréablement ou pas. Mon texte doit être comme ça. C’est quand il a perdu toute son eau. Perdre les eaux. On ne garde que l’enfant. C’est tout ce qui m’intéresse.

in L’Orient Littéraire, 3 février 2022, propos recueillis par Ritta Baddoura

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En raison d’un souci technique…

Un train s’arrête à Amberieu-en-Bugey. Il est 14:50. L’attente se prolonge. La première information arrive 20 minutes plus tard: un problème survenu sur un passage-à-niveau. Un jeune agent distribue des bouteilles d’eau, signe que la panne va durer. Confirmation quelques minutes plus tard: le départ n’est pas possible avant 16:30.
À 15:30, on transvase. Les voyageurs n’ayant pas de correspondance à Lyon sont priés de quitter le train et d’embarquer dans un autre.
Vers 16:30, le premier convoi s’ébranle. Le nôtre reste en rade. 17:05, rebelote: nouveau transfert dans un train bourré comme une saucisse à moteur.
Les agents en gare communiquent au compte gouttes, au fil des infos lacunaires qu’ils reçoivent: la voie avait bien été dégagée, mais un automobiliste a forcé le passage, bloquant tout à nouveau. Le premier train est toujours coincé en rase campagne.
Une chose remarquable à relever: le calme des gens, comme une résignation bonhomme. La fatalité du temps? Le foutoir ferroviaire? Les grèves en cascades? Les syndromes d’aliénation postcovidee? Tout le monde prend son mal en patience, habitué à l’attente sans autre perspective qu’elle-même.
Une demi-heure encore. Les rumeurs d’un départ après vingt heures longent les quais. Les bruits sont les seuls à circuler. Les wagons se vident. On prend l’air. On respire. On sourit encore.
Soudain, les agents de gare sont pris à revers. Ils venaient de dire je ne sais pas, nous n’avons pas d’info quand le haut-parleur du quai crache le morceau. Le prochain train va partir sur voie D, attention à la fermeture des portes… tout le monde remonte, sans précipitation, celles et ceux qui avaient une place assise la retrouve, les debouts aussi, les couloirs entre les valises et les chiottes.
Coup de sifflet fatigué, les portes se referment, quelques minutes suspendues et le train repart.
Les haut-parleurs du wagon crachent à nouveau un truc incompréhensible. Je me dis que la compagnie des trains devrait cesser de cracher ainsi…


À Lyon, il est 18:25. Nous aurions dû arriver à 15::22.

La femme et le paillasson

image DALL-E

Un homme était petit, je ne parle de taille
Tout en jouant le roi, à être ridicule
Sur les femmes des villes, il fallait qu’il piaille
C’est ainsi qu’il était, je veux dire minuscule.

La femme, affirmait-il, est un morceau de choix
Lorsqu’elle connaît sa place, et fait ce que j’ordonne
Sans les lamentations, sans donner de la voix
À ma disposition, attendant que je sonne

Il aimait bien parfois, les caresses exquises
De gueuses rencontrées, en dehors de sa couette
Mais pour amidonner, repasser ses chemises
Il disposait ainsi d’une femme carpette.

Petit, disais-je, cet homme, était du genre poilu
Il en avait partout, jusqu’aux murs et plafond
On aurait dit le singe, de plus était ventru
Pour être juste, la guenon, était un moins couillon.

Sa femme, la ménagère, une nuit de colère
Éventra le dodu et piqua sa toison
Elle en fit un tapis qu’elle posa à terre
Ce fut alors son tour d’être le paillasson.

La morale de l’histoire, immorale comme se doit
Est que femme souvent, a de bonnes raisons
D’occire son mari, et s’il ne sait pourquoi,
Elle saura vous dire toute la déraison.

6 avril 2023

Lettre aux libraires que j’aime

Vous m’excuserez, mais quelque chose m’échappe.

S’il est une profession née d’une passion, c’est bien le métier de libraire. Passion pour le livre, son odeur, l’objet que l’on se passe sous le nez, parce que c’est ainsi qu’on a appris à aimer l’encre et les mots, dans une enfance lointaine, une enfansoleil vécue à l’ombre de palmiétagères pleine de livres, à craquer, des bibliothèques dont on imaginait qu’elles contenaient mille vies et que ça donnait envie de les dévorer toutes. J’ai connu ça et c’était magique ! Je ne suis pas devenu libraire. Moi,  c’est avec des plumes entre les dents que les fleurs ont poussé.

Bref ! Libraire, métier de passion. J’imaginais, je subodorais, j’inventais.

J’ai toujours pensé qu’une vocation était nécessaire pour s’aventurer ainsi sur le sable des pages, qu’un tel choix ne pouvait venir que d’un imaginaire d’enfant, qu’on avait grandi avec, emporté par des récits d’aventures vécues dans l’inconnu d’océans profonds, un truc qui te prenait le ventre quand la voix de la mère te racontait des histoires à la lumière du soir, un désir enfoui comme une petite graine de rien du tout et qui, enfin, devient un arbre fièrement planté dans notre jardingue. C’est fou, ça ! Il y en a d’autres vocations remarquable, bien sûr : artiste moléculaire de l’infiniment petit, façonneur de croissants de lune, chirurgien amoureux à cœur ouvert, pilote de nuages à air chaud, jardinier voyageur, et j’en passe… mais c’est beaucoup plus rare. Libraire, c’est quelque chose ! Il faut être amoureux, avoir le palpitant à donf  à la lecture des beautés écrites…

Je crois que je me suis trompé.

En réalité, depuis que j’ai placé quelques textes chez les poissonniers, des livres perdus au milieu de milliers d’autres, tentant de surnager sur l’océan glacé des banquises littéraires, je vois les libraires sous un jour moins romantique. Pourquoi sont-ils et elles toujours dans l’inquiétude de ventes qui se font ou se perdent, à faire tourner la boutique, à aligner des bouquins comme s’il s’agissait de légumes verts, il est frais mon poisson et, s’il ne l’est plus, parce que les cadences du commerce littéraire sont devenues infernales, on le remplace par les nouveaux arrivages en provenance des usines à papier. Il faut nourrir le Golem papivore !

Longtemps, je croyais qu’un libraire pouvait être partenaire, imaginant qu’elle ou il partageait ma passion des mots, des vies à inventer, des horizons à défricher. Non.

Le bibliothecarius communis n’a plus le temps de humer, de partir à la découverte, les écrits qui pourraient prendre la lumière si on prenait le temps de s’y attarder un instant, de découvrir, d’être sensible à ce qu’il ne connaît pas, de ce qui pourrait le surprendre, ou alors par hasard, pas exprès… Dans les flux engorgés de ce qu’on déballe en provenance des usines à bouquins, la machine emballée de l’industrie livresque, ce que l’on remballe trois mois plus tard, les éditeurs qui ne font plus leur boulot de publier ce qui mérite de l’être (nous préservant du même coup de ce qui aurait pu rester fantasme d’écriture), on ne peut pas tout faire, alors on assure avec ce que l’on sait, ce que l’on connaît, on a des exigences, les coups de cœur de l’époque d’avant, lorsque les émotions vibraient encore et qu’on cultivait des illusions sur sa fonction majeure de passeur, les rares maisons d’édition avec lesquelles on peut s’engager les yeux fermés, sans compter les incontournables, les têtes de gondoles, ce qu’on est sûr d’écouler parce que, mon bon monsieur, le système l’exige et il faut bien survivre dans ce monde d’encre brute. D’ailleurs, c’est ce que le public demande. Alors, voyez-vous, le petit livre élégant de l’écriveur inconnu, le bel objet littéraire qui risque de prendre la poussière, faut pas demander la lune ! Les heures nous sont comptées. Par quoi commencerait-on d’ailleurs ? Ouvrir la boîte de Pandore, c’est prendre le risque de la submersion.

Quand le bibliothecarius fervens a-t-il perdu son souffle de passeur de vie ? Quand est-il devenu une espèce en voie de disparition ? Je le découvre aujourd’hui comptable. Je n’ai rien contre les comptables, mais c’est une autre histoire…

Alors, les libraires, qu’est-ce qu’on fait ensemble ? On rêve et on agit ? Ou alors business as usual et je m’assieds avec vous au bord du fleuve en regardant passer les corps ? Car la réalité est là : à ignorer la beauté des choses, l’œil rivé sur la courbe des ventes, on ne rêve plus. On meurt, mort à petit feu ou rapide, lente ou radicale, mais assurée.

Qui tente encore ? On parle, on se parle ? On se retrouve une dernière fois avant l’extinction ?

La vie qui bat

Cette sacrée vie, tout de même. C’est fascinant. Il y a quinze jours, je prenais la porte en pleine tronche, l’annonce de la mort de ma petite mère est bien cela, une porte cochère qui se referme brutalement, tu n’as rien vu arriver et ça t’empaffe la gueule pour te laisser sur le carreau. Hier, je recevais une bonne nouvelle, une très bonne, un de ces mots qu’on aimerait bien recevoir tous les jours, mais qu’on reçoit pas quotidiennement parce que, si ça arrivait tous les jours, ce ne serait plus une bonne nouvelle.

Le téléphone (encore lui, je m’en méfiais ces temps, avec sa propension à vous filer le bourdon) venait de me donner la nouvelle et je descendais la colline à vélo, le train m’attendait. 

Et je pleurais, de ces larmes qui mêlent tout en même temps, les émotions superposées, combinées, les unes avec les autres, jusqu’à générer des sentiments inconnus, une joie d’amertume, un chagrin pizzicato, des tristesses dansantes. Je me disais que j’aurais bien aimé appeler ma petite maman pour lui annoncer la bonne nouvelle, comme je le faisais parfois, mais que cette fois non, je ne le ferais pas, plus jamais. 

Il n’y personne au numéro que vous avez demandé. Essayer les signaux de fumée. 

En parlant de numéro de téléphone, je garde le sien. Il restera dans mon répertoire, comme tous ces numéros que je suis incapable d’effacer, avec celui de Cécile, du Bororo, d’autres encore, ces traces minuscules qui restent de leurs âmes dans mon monde. Si je les effaçais, j’aurais le sentiment de les tuer une seconde fois…