
C’est fascinant. La bêtise s’installe. Elle prend toute la place, s’insère dans chaque espace, chaque anfractuosité des rezocios. Je n’écris plus, ni réseaux ni sociaux, car ils ne sont plus ni l’un ni l’autre, juste des bouches qui crachent.
Depuis l’arrivée de Trumsk au pouvoir, là-bas, elle se déchaîne, la bêtise. Les chiens sont lâchés. Depuis longtemps, je me dis que l’on a atteint le degré zéro du débat. Mais, là, en ce moment, c’est pire encore. Chaque matin, je me dis « évite de lire les commentaires » et je me fais avoir. Chaque matin, je suis sidéré par la somme des phrases lapidaires, les uns contre les autres, slogan contre fake, emporte-pièce contre réaction viscérale, je te hais, tu me hais, ils se haïssent, cette incapacité à penser, à écouter, à parler, à se parler simplement. Et ces mots que l’on pervertit à force de les utiliser à tort et à travers, paroles reléguées au rang de repoussoir ou d’étendards : wokisme, liberté d’expression, corruption, fascisme, etc.
Relisez Noemi Klein, La stratégie du choc[1], pour comprendre ce qui se déroule aujourd’hui. Reprenez Steve Bannon, l’ancien stratège de Trump, et sa redoutable théorie de la submersion : « flood the zone with shit ». La méthode consiste à saturer l’espace avec des polémiques, vraies ou fausses, pour annihiler tout débat réel. Et, en 2018, Bannon visait principalement la presse : « La vraie opposition, ce sont les médias. Et la façon de les gérer, c’est de les inonder de merde »[2].
Arrêtons-nous sur un des séismes provoqués depuis le 20 janvier à Washington. La première préoccupation est là, d’ailleurs, lorsque la sidération est le résultat de cette stratégie, nous débordant et nous rendant souvent incapables de nous arrêter pour penser… Mais, essayons.
L’offensive de Trumsk contre de multiples secteurs de son administration qu’il estime contraires à sa politique. L’USAID a été la cible la plus symbolique. La plus importante source de financement de l’aide humanitaire dans le monde. Un budget de 42,8 milliards de dollars. On est en droit de s’interroger sur l’utilisation de cet argent et d’exiger des comptes. Mais il y a la manière. Ne serait-ce que pour éviter que la décision ait les effets d’une bombe à fragmentation.
Mon argument ici n’est pas de défendre l’USAID. Ma préoccupation est de voir comment l’onde de choc parcourt le monde et les esprits.
Or, il a suffi des arguments conjugués de Trumsk contre une « organisation criminelle » (Musk sur X) dirigée « par une bande de fous extrémistes » (Trump sur Truth Social), sans aucun élément de preuve, pour que le tam-tam se mette en marche. Je cite, dans l’ordre et le désordre : Finis le gaspillage, la dilapidation des ressources, la corruption généralisée ! À la poubelle les milliers de bureaucrates inutiles ! La bureaucratie qui vit depuis des décennies sur le dos de l’américain moyen chouine et a peur. Il n’y a que les gauchiasses pour ne pas se préoccuper du gaspillage des deniers publics. Etc, etc. Il y en a des kilomètres comme ça. Et encore, j’ai évité le racisme ordinaire contre « ceux qu’on aide depuis 60 ans et sont incapables de s’en sortir » …
Il ne faisait déjà pas bon être journaliste dans le climat actuel. C’est au tour du fonctionnaire d’être la cible de la vindicte du moment (sans que les premiers soient oubliés).
Est-ce que ces gens qui pondent de tels commentaires – comme ils posent un étron sur la face des autres – imaginent une seule seconde que les « fonctionnaires » dont ils parlent sont des gens comme vous et moi auxquels on dit, du jour au lendemain, « vous êtes viré ! » ? Songent-ils qu’au bout de l’action humanitaire, si imparfaite soit-elle, il y a des enfants, des femmes et des hommes, une part de l’humanité, la plus pauvre, qui va mourir en raison de son interruption brutale ?
On distingue bien la manière dont les amalgames fonctionnent, la multiplication des boucs émissaires que les mesures erratiques de Trumsk mettent en joue quotidiennement pour les livrer aux foires d’empoigne des rezosocios : les immigrés clandestins, les wokistes dangereux, les Trans immoraux, les Européens assistés, les Palestiniens à expulser, les Ukrainiens belliqueux, les journalistes réfractaires …
Je repense à cette citation d’Hannah Arendt qui disait, en 1973 déjà, dans une série d’entretiens : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien.
(…) Et un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et l’on peut faire ce que l’on veut d’un tel peuple. »[3]
Je n’ignore pas que ce texte, sorti de son contexte, a aussi servi de justification aux complotistes de l’ère COVID. On oublie d’ailleurs généralement le début de cette citation. Je la reprends ici : « Dès lors que nous n’avons plus de presse libre, tout peut arriver. Ce qui permet à une dictature totalitaire ou à toute autre dictature de régner, c’est que les gens ne sont pas informés ».
On retrouve la « méthode Bannon ». Ce combat-là, le journalisme est en train de le perdre. Peut-être l’a-t-il déjà perdu.
[1] Naomi Klein, La Stratégie du choc : La montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008
[2] Conversation avec le journaliste Michael Lewis, 2018
[3] Entretiens d’Hannah Arendt avec Roger Herrera, documents INA, octobre 1973