Lettre aux libraires que j’aime

Vous m’excuserez, mais quelque chose m’échappe.

S’il est une profession née d’une passion, c’est bien le métier de libraire. Passion pour le livre, son odeur, l’objet que l’on se passe sous le nez, parce que c’est ainsi qu’on a appris à aimer l’encre et les mots, dans une enfance lointaine, une enfansoleil vécue à l’ombre de palmiétagères pleine de livres, à craquer, des bibliothèques dont on imaginait qu’elles contenaient mille vies et que ça donnait envie de les dévorer toutes. J’ai connu ça et c’était magique ! Je ne suis pas devenu libraire. Moi,  c’est avec des plumes entre les dents que les fleurs ont poussé.

Bref ! Libraire, métier de passion. J’imaginais, je subodorais, j’inventais.

J’ai toujours pensé qu’une vocation était nécessaire pour s’aventurer ainsi sur le sable des pages, qu’un tel choix ne pouvait venir que d’un imaginaire d’enfant, qu’on avait grandi avec, emporté par des récits d’aventures vécues dans l’inconnu d’océans profonds, un truc qui te prenait le ventre quand la voix de la mère te racontait des histoires à la lumière du soir, un désir enfoui comme une petite graine de rien du tout et qui, enfin, devient un arbre fièrement planté dans notre jardingue. C’est fou, ça ! Il y en a d’autres vocations remarquable, bien sûr : artiste moléculaire de l’infiniment petit, façonneur de croissants de lune, chirurgien amoureux à cœur ouvert, pilote de nuages à air chaud, jardinier voyageur, et j’en passe… mais c’est beaucoup plus rare. Libraire, c’est quelque chose ! Il faut être amoureux, avoir le palpitant à donf  à la lecture des beautés écrites…

Je crois que je me suis trompé.

En réalité, depuis que j’ai placé quelques textes chez les poissonniers, des livres perdus au milieu de milliers d’autres, tentant de surnager sur l’océan glacé des banquises littéraires, je vois les libraires sous un jour moins romantique. Pourquoi sont-ils et elles toujours dans l’inquiétude de ventes qui se font ou se perdent, à faire tourner la boutique, à aligner des bouquins comme s’il s’agissait de légumes verts, il est frais mon poisson et, s’il ne l’est plus, parce que les cadences du commerce littéraire sont devenues infernales, on le remplace par les nouveaux arrivages en provenance des usines à papier. Il faut nourrir le Golem papivore !

Longtemps, je croyais qu’un libraire pouvait être partenaire, imaginant qu’elle ou il partageait ma passion des mots, des vies à inventer, des horizons à défricher. Non.

Le bibliothecarius communis n’a plus le temps de humer, de partir à la découverte, les écrits qui pourraient prendre la lumière si on prenait le temps de s’y attarder un instant, de découvrir, d’être sensible à ce qu’il ne connaît pas, de ce qui pourrait le surprendre, ou alors par hasard, pas exprès… Dans les flux engorgés de ce qu’on déballe en provenance des usines à bouquins, la machine emballée de l’industrie livresque, ce que l’on remballe trois mois plus tard, les éditeurs qui ne font plus leur boulot de publier ce qui mérite de l’être (nous préservant du même coup de ce qui aurait pu rester fantasme d’écriture), on ne peut pas tout faire, alors on assure avec ce que l’on sait, ce que l’on connaît, on a des exigences, les coups de cœur de l’époque d’avant, lorsque les émotions vibraient encore et qu’on cultivait des illusions sur sa fonction majeure de passeur, les rares maisons d’édition avec lesquelles on peut s’engager les yeux fermés, sans compter les incontournables, les têtes de gondoles, ce qu’on est sûr d’écouler parce que, mon bon monsieur, le système l’exige et il faut bien survivre dans ce monde d’encre brute. D’ailleurs, c’est ce que le public demande. Alors, voyez-vous, le petit livre élégant de l’écriveur inconnu, le bel objet littéraire qui risque de prendre la poussière, faut pas demander la lune ! Les heures nous sont comptées. Par quoi commencerait-on d’ailleurs ? Ouvrir la boîte de Pandore, c’est prendre le risque de la submersion.

Quand le bibliothecarius fervens a-t-il perdu son souffle de passeur de vie ? Quand est-il devenu une espèce en voie de disparition ? Je le découvre aujourd’hui comptable. Je n’ai rien contre les comptables, mais c’est une autre histoire…

Alors, les libraires, qu’est-ce qu’on fait ensemble ? On rêve et on agit ? Ou alors business as usual et je m’assieds avec vous au bord du fleuve en regardant passer les corps ? Car la réalité est là : à ignorer la beauté des choses, l’œil rivé sur la courbe des ventes, on ne rêve plus. On meurt, mort à petit feu ou rapide, lente ou radicale, mais assurée.

Qui tente encore ? On parle, on se parle ? On se retrouve une dernière fois avant l’extinction ?