Mon utopie littéraire

Les délivreures, le Livre sur les quais, 31 août et 1 septembre 2018 photo Anne Bichsel

Je vais vous offrir un petit cadeau, comme ça. Vous raconter une histoire. Rien que pour vous. Pas besoin de passer à la caisse. Gratuit. Un cadeau, c’est toujours gratuit.

Il est une fois… oui, ici, les histoires de racontent au présent… il est donc une fois une idée passante. Une idée simple. Elle consiste à parcourir les allées d’un salon du livre (vous placerez ici votre événement littéraire préféré) et de jouer les go between entre les autrices, les auteurs et le public. Pour briser la glace, créer des liens, inventer des dialogues, ouvrir des fenêtres, créer des courants d’air, provoquer de l’inattendu, improviser, ouvrir un livre au hasard, découvrir des mots, chercher, lire un extrait, en écouter la musique, se laisser emporter parfois…

Vous avez déjà remarqué ces salons du livre avec les auteurs assis en rang d’oignons derrière leur table à espérer qu’un quidam s’arrête un instant devant leur livre, le prenne entre les mains, attiré par un titre, une image, une couverture, un vague souvenir, une curiosité, que cette main retourne le livre, que des yeux distraits lisent la 4eme de couv pour dire je veux, je prends, j’achète.

Souvent, le quidam n’ose pas. Il se méfie. Ce qu’il craint, c’est de se laisser envahir et, en fin de compte, de « devoir acheter ». Car il est confronté- il le sent plus qu’il ne le sait – à l’ambivalence des événements littéraires et des intentions de celles et ceux qui y participent. Le moteur est-il la rencontre ou la vente d’un livre ? J’entends déjà la raison raisonnante de l’économiste dire : « Ne soyons pas naïf! L’intérêt de l’éditeur et de l’auteur est de VENDRE ».

Que la réalité économique du livre soit une composante importante, je ne le nie pas. Que l’acte d’une vente soit un objectif concret et mesurable, je le reconnais également. Mais le piège de la culture marchande est de réduire le projet à cette seule dimension commerciale.

Cette culture-là s’épuise. Elle n’a pas dit son dernier mot, certes, mais elle fatigue le monde. On aimerait parfois qu’elle nous foute la paix, qu’elle passe la main, qu’on puisse l’oublier et vivre des moments sans elle. Vous savez, le petit d’air d’Alain Souchon:

« … on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires… ». [1]

Revenons donc à l’histoire première, l’idée du personnage qui entre sur la scène et se place entre l’auteur, le livre et le public. Gratuitement. Son rôle n’est pas de vendre. Il est de passer, de transmettre quelque chose d’intangible, qui n’est ni un produit ni un message prosélyte, sur le fil délicat et éphémère de la relation humaine. Ni marchand de tapis, ni Jesus revient, il sera plutôt fou du roi, mouche du coche, parole en l’air et sourire en coin.

« Vous avez déjà lu ça ?». Je vous raconte ma dernière expérience. C’était à Montreux, lors de la première des Estivales du livre. Je m’adresse à un homme, jeune. Il dit non puis, un peu gêné, avoue qu’il « n’a jamais lu un livre de sa vie ». Or, il est là pour accompagner son amie, autrice d’un premier roman qu’il n’a même pas ouvert. Je lui lis un passage. Une autre autrice assiste au dialogue. C’est elle qui souffle au jeune homme sans lecture, amateur de BD, que Proust existe aussi en roman graphique[2]. Elle m’écrira plus tard : « Je vous ai écouté et non seulement c’était drôle, mais juste et inspirant. Ce fut une des rares interactions sincères de ces journées ! ». Peut-être que la recherche du temps perdu ne le sera pas pour tout le monde.

Et si nous plantions des graines avec cette idée dans d’autres salons littéraires ? Pour inventer des instants précieux, se souvenir des belles choses, croiser des regards humains, sans autre intention que de partager cela.


[1] La vie en rose, Alain Souchon

[2] À la recherche du temps perdu, Stéphane Heuet, Editions Delcourt, 11 tomes