La fin de droits

Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblerait un chômage en fin de droits? Suivez-moi, je vais vous raconter. Sans pathos, mais avec ce léger vertige qui accompagne un réel qui se dérobe.

C’est surprenant d’en arriver là. Après deux ans de recherches, 234 candidatures envoyées. Taux de réponses inférieur à 30%. Et les retours ressemblent tous à ceci:

« Nous vous remercions bla, bla, bla… sommes cependant au regret de vous informer qu’après examen approfondi bla, bla, bla, les profils retenus correspondent davantage à nos attentes. »

Point, à la ligne, au suivant.

Tout est à sa place dans le jeu des apparences. Les précautions d’usage, la politesse feinte, le regret sur commande, l’examen du coin de l’œil et les attentes déçues, forcément déçues. C’est vrai. Je n’ai jamais correspondu aux attentes. Aujourd’hui moins qu’hier. Toujours été trop ceci ou pas assez cela. Un peu hors case.

Le mois dernier, j’ai reçu cette lettre, anonyme et circulaire. Vos droits se sont éteints… On ne parlait pas d’un feu follet, mais c’est comme si on me demandait d’éteindre la bougie. 

Longtemps, je me suis dit que j’étais une « boîte à outils », capable de tout faire, ou presque: penser et agir, les deux en même temps, établir des priorités, faire des choix, même dans l’urgence, gérer le stress, imaginer, chercher des solutions, les trouver, même avec les moyens du bord, inventer, être autonome, collaborer, guider, former, savoir patienter, anticiper, lire les nuages, même ce qui imprimé en tout petit au bas d’un contrat,  calculer ma position au sextant, naviguer dans l’incertitude, négocier, douter en avançant quand même, écouter, décider, conduire un bateau à voile, une équipe, motiver, écrire des lettres recommandées, des livres, comme des mots d’amour, résumer un bouquin en quarante-six secondes, sortir du cadre, raconter des histoires qui font rire, d’autres pour pleurer un coup, taper à la machine avec 6 doigts à la vitesse d’un avion supersonique, épater les enfants avec des contes sortis d’un chapeau, jouer aux indiens, pour de faux, pour de vrai, mettre un nez rouge, gravir une montagne, la déplacer s’il le faut, vérifier des infos, communiquer, parler français-allemand-anglais-italien-espagnol, apprendre une langue nouvelle, connaître le nom des fleurs, détendre l’atmosphère, aller à l’essentiel, prendre les choses au sérieux sans se perdre soi-même dans le gris des certitudes, dessiner un dromadaire, monter à cheval, faire pousser des légumes, entretenir un jardin, conjuguer le verbe vivre à tous les temps et tous les modes, cuisiner des salades en couleurs et faire la vaisselle…

C’est toujours le cas. Mais à présent, je suis un sénior, un vieux con, inutile au monde laborieux, passé de date, trop cher sans doute.

On me dira que je créée ce que j’imagine. La pensée négative serait la source de son malheur. Qu’on me comprenne bien. Je ne parle pas de « malheur ». J’observe simplement comme se déroule une mise sur la touche avec une curiosité entomologiste. La différence est que le hamster pédalant dans sa roue, c’est moi. Ni plus, ni moins.

Récemment, j’écrivais un billet sur cette curieuse habitude qui s’installe dans l’indifférence des jours: la non-réponse comme règle du jeu social. Je viens d’un temps où l’on se faisait un point d’honneur à regarder quelqu’un en face pour lui répondre. On pouvait lui dire non les yeux dans les yeux. J’ai toujours préféré ça au mépris du silence. Aujourd’hui, le haussement d’épaule et le regard en fuite sont devenu des postures admises, langage des corps qui préfèrent l’évitement à la clarté de l’affrontement. 

Même les amis s’y mettent. Oh, rien de personnel. À chacun son brouhaha, ses priorités, ses choix, ses emmerdes. Le temps du foutucovid est passé par là et j’ai le sentiment fort qu’il n’y est pas pour rien. L’attention et l’engagement sont devenus des mots étrangers à nos vocabulaires humains.