Raconte-moi un mouton

image réalisée par Dall-E 2

L’AdS (les autrices et auteurs de Suisse) était à Soleure. En assemblée générale. Le débat portait sur les risques et opportunités de cette « intelligence » artificielle. Avec un exposé du philosophe et écrivain Hannes Bajohr. Le communiqué 1 m’a laissé perplexe (lien en fin d’article).

Le compte-rendu des débats me semble un peu léger. Un communiqué ne peut certes tout dire, mais au regard de l’enjeu, on aurait pu avoir plus de chair et d’audace. Qu’il s’agisse « d’une discussion animée » ne nous dit rien . Quant à la comparaison d’Hannes Bajohr 2 évoquant le passage entre l’écriture manuelle et la machine à écrire, elle ne tient pas longtemps. L’IA n’est pas qu’un simple « extension », un « instrument » de plus, ce qui nous permettrait de nous rassurer à bon compte, sur l’air de « nous ferons avec elle ce que nous avons toujours réalisé ». 

La machine, l’ordinateur même (tant qu’il n’était pas connecté au réseau) l’étaient. Il y avait un fil évolutif, une sorte de continuité dans la fonction. Aujourd’hui est un temps de rupture. 

L’IA introduit fondamentalement un changement de paradigme. Nous pouvons sourire de son absence d’humour, nous gausser du trait poétic-tac-toc d’un service comme Poet GPT (si, si, ça existe sur https://poetgpt.koll.ai), nous dire que la littérature peut exister/dormir tranquille « tant que fleur rimera avec rêveur », nous moquer (je l’ai fait) en affirmant que « preuve est faite que les robots ont des pieds puisqu’ils écrivent avec… », on rira moins lorsque des bouquins sortiront tous cuits des fours éditoriaux. C’est en cours. C’est déjà là. 

Notez que je ne suis pas un briseur de machines-à-vapeur. Je l’utilise. Non pour écrire les yeux fermés, mais parfois pour changer de prisme. J’invente un récit en imaginant, par exemple, la découverte d’un ancien document dont tout le monde estime qu’il s’agirait d’un faux. Ma fiction amorce le débat. Dans mon histoire, j’ai besoin d’une « expertise » qui, en fonction de ma description de l’objet, alimentera une version (vrai ou faux). Or, comment un spécialiste de la Bibliothèque nationale rédigerait-il une telle expertise, statuant sur la qualité du papier, de sa fabrication, avec ses mots d’expert, sa science propre, son jargon, ses formules consacrées. Jusqu’ici, j’allais en bibliothèque, fouillais les archives, cherchais des exemples pour tenter de cerner le langage vraisemblable à utiliser dans ce contexte. Aujourd’hui, je demande à chatGPT: « écris-moi une fiche d’expertise, à la manière d’un spécialiste de la Bibliothèque nationale, à propos de… ». Et ça marche! J’obtiens une base de travail, rien de définitif, mais qui me donnera du grain à moudre. 

En même temps, je reste attentif. L’usage que je viens de décrire est bien de l’ordre de la continuité fonctionnelle: je remplace un long travail documentaire par une « simple » interrogation de mon « assistant IA » (je l’appelle mon chat Gépété, parce qu’il ronronne). Il s’agit de l’extension dont parle Hannes Bajhor. 

Or, l’autre jour, je suis tombé sur un post FB sponsorisé, une pub d’apparence banale, proposant de « faire écrire son livre » par la machine et de le « publier automatiquement sur Amazon ». C’est là que le jeu des apparences devient pervers. Pour deux raisons au moins. D’abord parce que ça crée l’illusion. Des gogos y mettront les doigts, avant de se les mordre. Ensuite parce que ça brouille les pistes littéraires. 

Au stade actuel de l’IA, nous sommes encore loin de la littérature. Mais on peut déjà aisément remplacer Arlequin, Mon cul sur la commode ou Blanche-Neige au paradis. Et les bouquins pondus dans le seul but de nourrir l’ennui se vendent. Suffisamment, merci pour eux. 

La boîte à malices est ouverte. 

Il y a de quoi garder le débat ouvert, ne pas avancer à l’aveugle, explorer, ne pas ignorer, proposer de bonnes pratiques, se fixer des cadres, annoncer la couleur.

Demande à chatGPT:

« Décris-moi un monde où la littérature sera écrite par des robots… »

Réponse de l’IA:

« Bienvenue dans un monde où la littérature est écrite par des robots ! Dans cet univers futuriste, les machines dotées d’intelligence artificielle ont atteint un niveau de sophistication étonnant, leur permettant de créer des œuvres littéraires captivantes et inspirantes.

Les robots auteurs sont alimentés par d’immenses bases de données de connaissances, comprenant des milliers d’années de littérature et de textes variés. Grâce à des algorithmes avancés, ils sont capables de générer des histoires complexes, des poèmes émouvants et des romans intrigants.

Dans ce monde, les robots écrivent avec une précision et une cohérence sans faille. Leurs récits sont riches en détails et en émotions, captivant les lecteurs dès les premières lignes. Chaque histoire est unique, créée avec une combinaison d’éléments narratifs qui défie souvent les attentes des lecteurs.

Les robots auteurs ne sont pas limités à un genre particulier. Ils peuvent produire de la science-fiction épique, des romans historiques réalistes, des thrillers palpitants, de la poésie lyrique et bien plus encore. Leur imagination est sans limites, et ils explorent des mondes fantastiques, des civilisations oubliées et des concepts philosophiques complexes.

Cependant, malgré leur talent pour la création littéraire, certains débats éthiques entourent l’idée de robots auteurs. Certains soutiennent que l’essence de la créativité humaine ne peut être reproduite par des machines, tandis que d’autres voient cette nouvelle forme d’art comme une évolution naturelle de la technologie.

Dans ce monde littéraire robotisé, les écrivains humains ont également trouvé leur place. Certains collaborent avec les robots pour créer des œuvres hybrides, mêlant la sensibilité et l’expérience humaines à l’efficacité des algorithmes. Cette coexistence entre l’homme et la machine donne naissance à des chefs-d’œuvre inédits et surprenants.

En fin de compte, le monde où la littérature est écrite par des robots offre une abondance d’histoires, de styles et de perspectives. Il crée de nouvelles possibilités créatives et stimule l’imagination de tous ceux qui se plongent dans les récits générés par les machines. »

– Tu veux rire? Ai-je demandé au robot. 

– Bien sûr, je voulais te faire sourire!

Il a encore ajouté une « blague » de son cru (je vous épargne l’humour Carambar). 

Je crois que je vais écrire des haïkus… 3

  1. Le communiqué de l’A*dS se trouve ici
  2. Le site d’Hannes Bajohr
  3. L’allusion au haïkus est une référence au roman de Ian Mc Ewan, x. À lire absolument.

Ecrire comme on fait du pain

Elle est extraordinaire, Souad Labbize. Sa poésie est simple et forte, sans un seul morceau de gras dans les angles. Dans une interview publié dans L’Orient-Le jour, elle révèle son écriture. Et je crois que c’est la définition la plus juste que j’aie pu lire au sujet de la naissance d’un texte, un vrai.

Quand je suis dans le processus d’écriture, les images me viennent, des images de cinéma. Je me vois en train d’écrire des scènes, je les décris telles quelles. J’aimerais écrire une histoire d’amour à partir de la gestuelle. C’est comme si je décrivais des mains que j’aimais, épluchant une montagne de gingembre pour faire une boisson. Comment garder la chair après avoir épluché tout ça ? Comment épluche-t-on un pomelo ? Je voudrais raconter la quotidienneté de l’amour avec des gestes anodins. Ces images sont dans ma tête et me disent : écris là-dessus ; et je les vois de manière poétique. Quand ma mère faisait du fromage, elle mettait le lait caillé dans le torchon qu’elle essorait. Je l’observais quand il gouttait. Ce sont des opérations scientifiques, quand on est enfant on s’y intéresse. Et quand on le mange, c’est surprenant, agréablement ou pas. Mon texte doit être comme ça. C’est quand il a perdu toute son eau. Perdre les eaux. On ne garde que l’enfant. C’est tout ce qui m’intéresse.

in L’Orient Littéraire, 3 février 2022, propos recueillis par Ritta Baddoura

Lien sur l’article

En raison d’un souci technique…

Un train s’arrête à Amberieu-en-Bugey. Il est 14:50. L’attente se prolonge. La première information arrive 20 minutes plus tard: un problème survenu sur un passage-à-niveau. Un jeune agent distribue des bouteilles d’eau, signe que la panne va durer. Confirmation quelques minutes plus tard: le départ n’est pas possible avant 16:30.
À 15:30, on transvase. Les voyageurs n’ayant pas de correspondance à Lyon sont priés de quitter le train et d’embarquer dans un autre.
Vers 16:30, le premier convoi s’ébranle. Le nôtre reste en rade. 17:05, rebelote: nouveau transfert dans un train bourré comme une saucisse à moteur.
Les agents en gare communiquent au compte gouttes, au fil des infos lacunaires qu’ils reçoivent: la voie avait bien été dégagée, mais un automobiliste a forcé le passage, bloquant tout à nouveau. Le premier train est toujours coincé en rase campagne.
Une chose remarquable à relever: le calme des gens, comme une résignation bonhomme. La fatalité du temps? Le foutoir ferroviaire? Les grèves en cascades? Les syndromes d’aliénation postcovidee? Tout le monde prend son mal en patience, habitué à l’attente sans autre perspective qu’elle-même.
Une demi-heure encore. Les rumeurs d’un départ après vingt heures longent les quais. Les bruits sont les seuls à circuler. Les wagons se vident. On prend l’air. On respire. On sourit encore.
Soudain, les agents de gare sont pris à revers. Ils venaient de dire je ne sais pas, nous n’avons pas d’info quand le haut-parleur du quai crache le morceau. Le prochain train va partir sur voie D, attention à la fermeture des portes… tout le monde remonte, sans précipitation, celles et ceux qui avaient une place assise la retrouve, les debouts aussi, les couloirs entre les valises et les chiottes.
Coup de sifflet fatigué, les portes se referment, quelques minutes suspendues et le train repart.
Les haut-parleurs du wagon crachent à nouveau un truc incompréhensible. Je me dis que la compagnie des trains devrait cesser de cracher ainsi…


À Lyon, il est 18:25. Nous aurions dû arriver à 15::22.

La femme et le paillasson

image DALL-E

Un homme était petit, je ne parle de taille
Tout en jouant le roi, à être ridicule
Sur les femmes des villes, il fallait qu’il piaille
C’est ainsi qu’il était, je veux dire minuscule.

La femme, affirmait-il, est un morceau de choix
Lorsqu’elle connaît sa place, et fait ce que j’ordonne
Sans les lamentations, sans donner de la voix
À ma disposition, attendant que je sonne

Il aimait bien parfois, les caresses exquises
De gueuses rencontrées, en dehors de sa couette
Mais pour amidonner, repasser ses chemises
Il disposait ainsi d’une femme carpette.

Petit, disais-je, cet homme, était du genre poilu
Il en avait partout, jusqu’aux murs et plafond
On aurait dit le singe, de plus était ventru
Pour être juste, la guenon, était un moins couillon.

Sa femme, la ménagère, une nuit de colère
Éventra le dodu et piqua sa toison
Elle en fit un tapis qu’elle posa à terre
Ce fut alors son tour d’être le paillasson.

La morale de l’histoire, immorale comme se doit
Est que femme souvent, a de bonnes raisons
D’occire son mari, et s’il ne sait pourquoi,
Elle saura vous dire toute la déraison.

6 avril 2023

Lettre aux libraires que j’aime

Vous m’excuserez, mais quelque chose m’échappe.

S’il est une profession née d’une passion, c’est bien le métier de libraire. Passion pour le livre, son odeur, l’objet que l’on se passe sous le nez, parce que c’est ainsi qu’on a appris à aimer l’encre et les mots, dans une enfance lointaine, une enfansoleil vécue à l’ombre de palmiétagères pleine de livres, à craquer, des bibliothèques dont on imaginait qu’elles contenaient mille vies et que ça donnait envie de les dévorer toutes. J’ai connu ça et c’était magique ! Je ne suis pas devenu libraire. Moi,  c’est avec des plumes entre les dents que les fleurs ont poussé.

Bref ! Libraire, métier de passion. J’imaginais, je subodorais, j’inventais.

J’ai toujours pensé qu’une vocation était nécessaire pour s’aventurer ainsi sur le sable des pages, qu’un tel choix ne pouvait venir que d’un imaginaire d’enfant, qu’on avait grandi avec, emporté par des récits d’aventures vécues dans l’inconnu d’océans profonds, un truc qui te prenait le ventre quand la voix de la mère te racontait des histoires à la lumière du soir, un désir enfoui comme une petite graine de rien du tout et qui, enfin, devient un arbre fièrement planté dans notre jardingue. C’est fou, ça ! Il y en a d’autres vocations remarquable, bien sûr : artiste moléculaire de l’infiniment petit, façonneur de croissants de lune, chirurgien amoureux à cœur ouvert, pilote de nuages à air chaud, jardinier voyageur, et j’en passe… mais c’est beaucoup plus rare. Libraire, c’est quelque chose ! Il faut être amoureux, avoir le palpitant à donf  à la lecture des beautés écrites…

Je crois que je me suis trompé.

En réalité, depuis que j’ai placé quelques textes chez les poissonniers, des livres perdus au milieu de milliers d’autres, tentant de surnager sur l’océan glacé des banquises littéraires, je vois les libraires sous un jour moins romantique. Pourquoi sont-ils et elles toujours dans l’inquiétude de ventes qui se font ou se perdent, à faire tourner la boutique, à aligner des bouquins comme s’il s’agissait de légumes verts, il est frais mon poisson et, s’il ne l’est plus, parce que les cadences du commerce littéraire sont devenues infernales, on le remplace par les nouveaux arrivages en provenance des usines à papier. Il faut nourrir le Golem papivore !

Longtemps, je croyais qu’un libraire pouvait être partenaire, imaginant qu’elle ou il partageait ma passion des mots, des vies à inventer, des horizons à défricher. Non.

Le bibliothecarius communis n’a plus le temps de humer, de partir à la découverte, les écrits qui pourraient prendre la lumière si on prenait le temps de s’y attarder un instant, de découvrir, d’être sensible à ce qu’il ne connaît pas, de ce qui pourrait le surprendre, ou alors par hasard, pas exprès… Dans les flux engorgés de ce qu’on déballe en provenance des usines à bouquins, la machine emballée de l’industrie livresque, ce que l’on remballe trois mois plus tard, les éditeurs qui ne font plus leur boulot de publier ce qui mérite de l’être (nous préservant du même coup de ce qui aurait pu rester fantasme d’écriture), on ne peut pas tout faire, alors on assure avec ce que l’on sait, ce que l’on connaît, on a des exigences, les coups de cœur de l’époque d’avant, lorsque les émotions vibraient encore et qu’on cultivait des illusions sur sa fonction majeure de passeur, les rares maisons d’édition avec lesquelles on peut s’engager les yeux fermés, sans compter les incontournables, les têtes de gondoles, ce qu’on est sûr d’écouler parce que, mon bon monsieur, le système l’exige et il faut bien survivre dans ce monde d’encre brute. D’ailleurs, c’est ce que le public demande. Alors, voyez-vous, le petit livre élégant de l’écriveur inconnu, le bel objet littéraire qui risque de prendre la poussière, faut pas demander la lune ! Les heures nous sont comptées. Par quoi commencerait-on d’ailleurs ? Ouvrir la boîte de Pandore, c’est prendre le risque de la submersion.

Quand le bibliothecarius fervens a-t-il perdu son souffle de passeur de vie ? Quand est-il devenu une espèce en voie de disparition ? Je le découvre aujourd’hui comptable. Je n’ai rien contre les comptables, mais c’est une autre histoire…

Alors, les libraires, qu’est-ce qu’on fait ensemble ? On rêve et on agit ? Ou alors business as usual et je m’assieds avec vous au bord du fleuve en regardant passer les corps ? Car la réalité est là : à ignorer la beauté des choses, l’œil rivé sur la courbe des ventes, on ne rêve plus. On meurt, mort à petit feu ou rapide, lente ou radicale, mais assurée.

Qui tente encore ? On parle, on se parle ? On se retrouve une dernière fois avant l’extinction ?