L’inhumanité

Faut-il ajouter des mots aux mots, du bruit au bruit? Ce que je pourrais dire au sujet de la guerre entre Israël et le Hamas serait-il autre chose que ça? En tous les cas, je ne le ferai pas sous la forme d’une commentaire lapidaire sur les réseaux sociaux, tant ces espaces constituent la négation même du débat public. Inutile. 

Mais peut-on simplement se taire, détourner la tête, se distraire, ne pas s’impliquer, passer son chemin, traire ses vaches quotidiennes en se disant que le monde peut exploser sans nous? Pas mieux. 

Dès lors, comment le faire?

Dire d’abord que ce qui s’est passé samedi dernier a profondément ébranlé mon humanité. 

Je lis les propos très juste de Raphaël Glucksmann – parmi d’autres – qui dit en premier lieu que « tirer sur des civils israéliens désarmés, kidnapper des enfants et des vieillards, exhiber des corps de femmes mortes comme des trophées, ce n’est pas un acte de résistance, c’est une attaque terroriste ». En même temps, il dit aussi que le gouvernement de Benjamin Netanyahu, par sa politique du pire, porte une lourde responsabilité, que les droits des Palestiniens sont bafoués depuis longtemps et qu’il n’y aura pas de paix sans solution politique, sans un État palestinien. 

Ce qui est extraordinaire, c’est de lire ensuite qu’une telle réflexion est un « piège », que la recherche qui consiste à poser clairement tous les éléments du débat, c’est « mettre dos à dos deux comportements », c’est « s’engager sur la pente glissante de la fin justifie les moyens » et que le seul discours audible, la « seule chose qui mérite d’être dite (est) la condamnation sans équivoque » de l’acte terroriste. 

Depuis quand pourrait-on se passer d’une jambe pour marcher? Car l’enjeu est là, au moment du retour dans la nuit barbare, il est de répondre à la question de savoir comment on fait pour avancer…

Notez que, s’agissant du Proche-Orient, la notion de « tous les éléments du débat » est toujours sujettes à caution, à oubli, à partialité. Les couches de l’histoire sont si anciennes, si complexes, si imbriquées les unes dans les autres, qu’une réflexion, aussi équilibrée soit-elle, aura toujours un défaut et qu’elle prêtera le flanc à la critique. 

Aucune cause ne légitime l’horreur. Jamais.

Le Hamas, comme son allié iranien, se foutent totalement de l’existence des Palestiniens, femmes, hommes et enfants, qui crèvent maintenant, conséquences attendues de leurs actes, sous les bombardements israéliens. Leur calcul est celui du chaos absolu. 

En même temps, écoutons une voix comme celle de Gideon Levy, journaliste israélien respecté (pas par tout le monde, mais on peut difficilement l’accuser d’antisémitisme) qui dit « nous payons le prix de la mise en cage de deux millions de personnes ». Comment faire l’économie de cette réalité-là? Parce que ce ne serait pas le moment de tergiverser alors que la maison brûle? Parce qu’une seule voie ne serait acceptable aujourd’hui, celle de l’éradication du Hamas? Une seule voix, celle qui appelle à se rassembler autour d’elle pour y parvenir, Netanyahu et un gouvernement dont le calcul est le pourrissement absolu?

Adopter cette position, c’est courir le risque d’être considéré comme l’idiot utile. Comme on qualifie aujourd’hui celles et ceux qui condamnent clairement la barbarie du Hamas en évoquant aussi la responsabilité de la politique d’occupation et de colonisation. 

Dire l’un et l’autre, ce n’est pas dire « oui, mais… », ni jouer à un Ponce-Pilate qui ne veut pas se salir le manteau, ce n’est pas « tirer sur l’ambulance », encore moins justifier la barbarie. 

Netanyahu n’est pas un brancardier derrière lequel l’humanité peut se rassembler. Il est – si ce n’est une des racines, car les racines du mal sont plus profondes – l’un des pyromanes.

Le Hamas n’est pas le peuple palestinien. Il est geôlier de Gaza et de deux millions de Palestiniens. Il en sera peut-être aujourd’hui le fossoyeur. 

Faisons que cela n’advienne pas. 

Une amie relevait ce matin les paroles de Delphine Horvilleur, écrivaine et femme rabbin et je transmets l’esprit, non la lettre : « Demain, le défi sera de trouver la part d’humanité qui existe toujours chez l’autre au coeur même de toute l’inhumanité qu’il peut porter”.

Ecrire comme on fait du pain

Elle est extraordinaire, Souad Labbize. Sa poésie est simple et forte, sans un seul morceau de gras dans les angles. Dans une interview publié dans L’Orient-Le jour, elle révèle son écriture. Et je crois que c’est la définition la plus juste que j’aie pu lire au sujet de la naissance d’un texte, un vrai.

Quand je suis dans le processus d’écriture, les images me viennent, des images de cinéma. Je me vois en train d’écrire des scènes, je les décris telles quelles. J’aimerais écrire une histoire d’amour à partir de la gestuelle. C’est comme si je décrivais des mains que j’aimais, épluchant une montagne de gingembre pour faire une boisson. Comment garder la chair après avoir épluché tout ça ? Comment épluche-t-on un pomelo ? Je voudrais raconter la quotidienneté de l’amour avec des gestes anodins. Ces images sont dans ma tête et me disent : écris là-dessus ; et je les vois de manière poétique. Quand ma mère faisait du fromage, elle mettait le lait caillé dans le torchon qu’elle essorait. Je l’observais quand il gouttait. Ce sont des opérations scientifiques, quand on est enfant on s’y intéresse. Et quand on le mange, c’est surprenant, agréablement ou pas. Mon texte doit être comme ça. C’est quand il a perdu toute son eau. Perdre les eaux. On ne garde que l’enfant. C’est tout ce qui m’intéresse.

in L’Orient Littéraire, 3 février 2022, propos recueillis par Ritta Baddoura

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Mon utopie littéraire

Les délivreures, le Livre sur les quais, 31 août et 1 septembre 2018 photo Anne Bichsel

Je vais vous offrir un petit cadeau, comme ça. Vous raconter une histoire. Rien que pour vous. Pas besoin de passer à la caisse. Gratuit. Un cadeau, c’est toujours gratuit.

Il est une fois… oui, ici, les histoires de racontent au présent… il est donc une fois une idée passante. Une idée simple. Elle consiste à parcourir les allées d’un salon du livre (vous placerez ici votre événement littéraire préféré) et de jouer les go between entre les autrices, les auteurs et le public. Pour briser la glace, créer des liens, inventer des dialogues, ouvrir des fenêtres, créer des courants d’air, provoquer de l’inattendu, improviser, ouvrir un livre au hasard, découvrir des mots, chercher, lire un extrait, en écouter la musique, se laisser emporter parfois…

Vous avez déjà remarqué ces salons du livre avec les auteurs assis en rang d’oignons derrière leur table à espérer qu’un quidam s’arrête un instant devant leur livre, le prenne entre les mains, attiré par un titre, une image, une couverture, un vague souvenir, une curiosité, que cette main retourne le livre, que des yeux distraits lisent la 4eme de couv pour dire je veux, je prends, j’achète.

Souvent, le quidam n’ose pas. Il se méfie. Ce qu’il craint, c’est de se laisser envahir et, en fin de compte, de « devoir acheter ». Car il est confronté- il le sent plus qu’il ne le sait – à l’ambivalence des événements littéraires et des intentions de celles et ceux qui y participent. Le moteur est-il la rencontre ou la vente d’un livre ? J’entends déjà la raison raisonnante de l’économiste dire : « Ne soyons pas naïf! L’intérêt de l’éditeur et de l’auteur est de VENDRE ».

Que la réalité économique du livre soit une composante importante, je ne le nie pas. Que l’acte d’une vente soit un objectif concret et mesurable, je le reconnais également. Mais le piège de la culture marchande est de réduire le projet à cette seule dimension commerciale.

Cette culture-là s’épuise. Elle n’a pas dit son dernier mot, certes, mais elle fatigue le monde. On aimerait parfois qu’elle nous foute la paix, qu’elle passe la main, qu’on puisse l’oublier et vivre des moments sans elle. Vous savez, le petit d’air d’Alain Souchon:

« … on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires… ». [1]

Revenons donc à l’histoire première, l’idée du personnage qui entre sur la scène et se place entre l’auteur, le livre et le public. Gratuitement. Son rôle n’est pas de vendre. Il est de passer, de transmettre quelque chose d’intangible, qui n’est ni un produit ni un message prosélyte, sur le fil délicat et éphémère de la relation humaine. Ni marchand de tapis, ni Jesus revient, il sera plutôt fou du roi, mouche du coche, parole en l’air et sourire en coin.

« Vous avez déjà lu ça ?». Je vous raconte ma dernière expérience. C’était à Montreux, lors de la première des Estivales du livre. Je m’adresse à un homme, jeune. Il dit non puis, un peu gêné, avoue qu’il « n’a jamais lu un livre de sa vie ». Or, il est là pour accompagner son amie, autrice d’un premier roman qu’il n’a même pas ouvert. Je lui lis un passage. Une autre autrice assiste au dialogue. C’est elle qui souffle au jeune homme sans lecture, amateur de BD, que Proust existe aussi en roman graphique[2]. Elle m’écrira plus tard : « Je vous ai écouté et non seulement c’était drôle, mais juste et inspirant. Ce fut une des rares interactions sincères de ces journées ! ». Peut-être que la recherche du temps perdu ne le sera pas pour tout le monde.

Et si nous plantions des graines avec cette idée dans d’autres salons littéraires ? Pour inventer des instants précieux, se souvenir des belles choses, croiser des regards humains, sans autre intention que de partager cela.


[1] La vie en rose, Alain Souchon

[2] À la recherche du temps perdu, Stéphane Heuet, Editions Delcourt, 11 tomes

J’écrirai sur ta peau

photo Teresa Carnuccio

Une performance littéraire érotique
Une création inspirée de textes d‘Emmanuelle Pagano et Pierre Crevoisier

Ce projet est le fruit d’une rencontre lente, comme le sont toutes les idées qui comptent un jour, celle d’une graine de mots semée un jour dans une terre fertile, des mots qui vibrent comme des plantes carnivores. L’une a découvert la littérature de l’autre et elle aime, au point de consacrer une émission entière, d’y revenir souvent, de mêler les histoires avec les émotions qu’elles portent.

Dans sa bibliothèque précieuse, Carine Delfini dépose aussi « L’absence d’oiseau d’eau », d’Emmanuelle Pagano. Des lettres envoyées à un homme, un autre écrivain avec lequel l’auteure projette un défi littéraire : se rencontrer entre les lignes, s’écrire le désir, croiser leurs plumes et la soif de leur découverte. Ils vivront cela, bien au-delà des mots, jusqu’aux corps qui se télescopent, s’aiment, avant la rupture. L’homme s’en va et ne laisse rien de ses traces. L’ « oiseau d’eau » d’Emmanuelle Pagano ne contient plus que sa parole à elle, un chant amoureux, fort et beau, qui dit chaque instant de la rencontre, de l’attente à la danse, du désir à la déchirure, comme les rebonds d’une pierre à la surface d’un étang. Sans chercher à répondre aux lettres d’Emmanuelle Pagano, Pierre Crevoisier apporte une autre voix sensible, le regard d’un homme, sa manière de dire l’amour, une musique au son grave et profond, la rencontre des corps, son désir d’en toucher l’âme à même la peau.

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J’écrirai sur ta peau suit les pas d’un télescopage amoureux, une rencontre vécue comme une fulgurance. Il s’agit d’une lecture-performance à trois voix : elle, lui, la musique, en un parcours d’équilibristes sur le fil de la langue.

Une expérience unique, à vivre le mercredi 10 avril 2019, à la Grange à Emile, à l‘occasion de la 2ème édition des Cellules poétiques (horaire et programme à venir sur le site du festival https://www.cellulespoetiques.ch)

Pour écrire un seul vers

Le partage nécessaire, impératif, de ce texte de Rilke, pour écrire un seul vers, dit par Laurent Terzieff

“Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.”

Rainer Maria Rilke (1875-1926) – Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)

Rilke Par Laurent Terzief