Un hommage à ma petite grand-maman

Elle était là depuis si longtemps qu’on avait fini par imaginer qu’elle y serait encore lorsque nous serions vieux. Je veux dire vieux comme elle, la petite Jeanne, cette grand-maman de l’autre siècle, du début de l’autre siècle, s’il y a 102 ans, née dans un monde de cris et de fureur, lorsque des bombes et des tranchées déchiraient la terre.
Et, vieux, nous le sommes, certains d’entre nous en tous les cas, les autres, nous le devenons, chaque jour un peu plus …

Et soudain, elle n’est plus là.

Longtemps, je m’étais dit qu’il faudrait que je l’écoute, lui tende un micro, pour garder une trace de ce qu’elle racontait parfois de sa vie d’avant. Cette vie rugueuse où l’on doit abandonner ses rêves d’infirmière pour entrer à l’usine, cette vie de petits pas modestes où n’entre pas qui veut, même si l’on est de la haute et qu’on y laisse un enfant, une sorte de lutte des classes à l’envers, cette vie où la guerre a déchiré les liens, forcé à l’exil, au passage de la frontière, pas loin, juste derrière, et pourtant un autre monde, un monde où il faut serrer les dents encore, courber le dos, laisser passer les orages…

Et soudain, elle n’est plus là.

Elle n’est plus là pour le dire, pour raconter ces histoire qu’on eut dit sorties d’un autre temps, il y a mille ans peut-être, alors que c’était au 20eme siècle. Lorsque j’ai sorti mon micro pour les garder, ses mots se perdaient déjà, les fils entre les paroles se désarticulaient et l’on voyait les confettis dans la mémoire. Il y avait encore ces images extraordinairement précises qu’elle sortait d’on ne sait où, surtout lorsqu’elle parlait de ses enfants. On aurait pu sentir encore l’odeur des escaliers, le bruit des feuilles sur lesquelles on marche à l’automne, la sonnerie annonçant la reprise du travail à l’usine Lang. Puis il y avait un silence et une autre histoire, ailleurs.

Et soudain, elle n’est plus là.

Il faudra donc se contenter de bribes. Des bribes infimes de choses que nous n’avons pas vécu nous même, que nous cultiverons peut-être dans nos petits jardins de mémoire, avant de les laisser filer au vent.

Puisqu’il faut invoquer nos mémoires le jour du départ de la petite Jeanne, je vous confierai trois petites histoires. Et je puise dans mes trous de mémoire à moi.

Le premier souvenir vient de l’enfance. Il y a longtemps. Ma mère nous réveille, mon frère et moi. Il fait nuit. On dormira dans la voiture mais il faut qu’elle nous embarque. Il y avait des urgences comme ça où nous regardions passer les choses le nez collé à la fenêtre d’une voiture. Je me souviens encore de l’odeur de fumée et du froid de l’hiver. C’était la nuit de l’incendie de la route de Bure. C’est
cette mémoire-là que la petite Jeanne racontait encore, comme une litanie, au mois d’avril.

La deuxième trace est plus joyeuse. Elle a le goût du lapin et des vol-auvents. Le repas des dimanche chez grand-maman Jeanne. Un repas immuable, comme s’il fallait que les petits bonheurs familiaux réussissent à garder ce qu’ils ont. Un repas que
grand-maman faisait spécialement pour « son Jean-Claude », son héros absolu. Et il y avait toujours ce moment précis où « son Jean-Claude » nous sortait sa petite phrase, celle que tout le monde attendait: « si je quitte ma femme un jour, je retourne chez ma belle-mère ».

La troisième histoire. J’avais 17 ans. Et on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, écrivait Rimbaud. Lui poursuivait:

Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Moi je me prenais au sérieux. Très sérieux même, avec cette arrogance des petits hommes qui ne le sont pas encore. Et j’ennuyais grand-maman sur le sens du monde, les révoltes nécessaires et le sens de la frontière.
Je mélangeais tout en beurrant mes tartines.

Longtemps, je me suis interrogé sur le sens qu’elle donnait à sa longue petite vie. Et puis je me suis souvenu de ces coups de téléphone que l’on recevait parfois, ces dernières années, depuis que ces mains ne parvenaient plus à écrire.
Vous en avez sans doute reçu aussi.

Ces appels où elle commençait toujours par « C’est grand-manman » et où elle voulait simplement nous dire qu’elle pensait à nous et qu’elle nous aimait.
C’était sans doute cela, le sens.

Et soudain, elle n’est plus là.

Et nous devons maintenant nous débrouiller tout seuls.
Au-revoir, petite Jeanne!

 

P.S. La petite Jeanne est partie jeudi dernier. Elle avait 102 ans.