À une personne en deuil, je ne dis jamais « sincères condoléances ». Il y a des formules, comme ça, que l’usage a vidé de leur sens et ne (me) disent plus rien. Formules à l’emporte-pièce que l’on sort d’un chapeau mécanique lors de cette circonstance, en même temps particulière et commune, le décès d’une personne proche, pour tenter d’exprimer une forme d’empathie.
Tentative avortée.
Et ils sont nombreux, ces mots désincarnés: bon anniversaire, joyeux Noël, pas de souci, RIP, congrat, bonne année, meilleurs vœux, bon courage, etc. C’est un peu comme ces décors de photographe dans lesquels les visages des protagonistes ont été substitués par des trous où l’on insère sa tronche. Du carton-pâte.
Essayons autre chose.
Il suffirait d’un instant suspendu entre ciel et terre, de s’arrêter sur le bord du chemin, de respirer le parfum de la nuit, d’attendre qu’une pensée fugace nous traverse, d’apprivoiser l’incertitude, de se demander ce que dirait le vent à l’oreille de la mer en passant sur la vague… Et d’oser écrire ce qui naît.
Il s’appelait Jacques et c’était mon frère. Qui aurait pu dire, à l’instant où cette photo a été prise, que le petit blond aurait cette vie-là, une accumulation d’impasses et de dépendances toxiques? L’addiction est un monstre dévorant, un lance-flammes atomique, une torpille aveugle, une bombe à fragmentation lente, et elle ne laisse qu’un désert humain. Les déserts peuvent être beau dans leur solitude minérale. Là, ce n’est plus qu’une désolation. À l’instant, je pense à ses enfants et, au-delà, à toutes les familles atomisées, aux pères morcelés, aux mères mortes de l’intérieur, aux fraternités fracassées.
Il ne reste que des images éparses d’une vie rêvée, couleurs sépias, ce temps capté de petits bonheurs minuscules où tout était/semblait possible, une promesse d’enfance qui deviendrait un arbre aux branches larges.
Avant le fracas.
On ne refait pas une trajectoire humaine, surtout lorsqu’elle s’achève. On ne peut que la regarder se poser comme une poussière sur le sol en attendant le vent qui l’emportera.
Il y a quelques années, un de ses amis d’ennui adolescent me raconta un épisode dont le récit m’avait interpellé. Un conte moderne. Ils étaient quelques-uns à écluser leur blues, des joints et quelques bières sur la terrasse d’un café de la Gare. Un autre, un grand, était arrivé et, à la cantonade, avait lancé: « J’organise une rando en montagne la semaine prochaine, qui vient? ». Quelques mains s’étaient levées, la moitié peut-être, et d’autres épaules indifférentes. « Tu vois, dans ce groupe d’alors, tous ceux qui ont levé la main ont fait leur vie. Les autres sont restés accrochés à leurs galères. » Nous avions fait le compte. Une bonne partie des « galériens » n’avaient même pas survécus, souvent de manière violente, overdoses ou accidents.
J’imaginais le fil du rasoir d’une vie qui se joue sur l’élan d’une virée en montagne. Un point de bascule. À gauche, tu vis. À droite, tu crèves. Même si le choix peut se lire de mille manières différentes, que la réalité complexe se joue des causes et des conséquences, de la poule et de l’œuf, la portée symbolique de ce récit est forte.
Il y a longtemps que j’avais vécu le deuil d’un frère. Cette année, sa maladie et ses douleurs m’avaient rapproché de l’humain souffrant de ses os dévorés par le crabe. Il restait peut-être l’étincelle possible, ce moment fragile où, entre quatre yeux, même sans parole – il suffit parfois de deux mains qui se joignent, tu renoues. Cet instant n’a pas eu lieu. Un jour, j’avais tenté la parole, pour savoir s’il avait encore des choses à dire, à nous dire. Il avait hésité, avait dit oui, avait hésité encore avant de demander pourquoi il n’avait « pas toutes les chaînes à sa télé ». La porte s’était refermée. Ce message s’autodétruira dans trente secondes.
En le quittant, samedi, l’intuition me disait que c’était la dernière fois. Si un deuil est à faire aujourd’hui, c’est celui de ce qui n’a pas existé.
Il y a eu la cérémonie d’ouverture des JO de Paris. Et l’avalanche des réactions hostiles à l’un des tableaux, la scène dionysiaque chantée par Philippe Katherine, oubliant tout le reste, le cheval, la Seine en lumière, la flamme montgolfière, Imagine, Zizi Gaga, la pluie…
Les vociférations sont venues de celles et ceux que j’appelle les kucouzus. Une insulte, oui, un jugement de valeur pour parler de quelqu’un qui s’insurge, s’étrangle, hurle au blasphème et réclame censure à la vue de ce qui est contraire à ses valeurs, sourd et aveugle à toute nuance.
J’ai donc dit que je n’étais pas d’accord avec ces kucouzus.
D’abord parce que mon éthique personnelle m’interdit l’appel à la censure, à plus forte raison si l’objet ne contrevient à aucune loi. Je peux aimer ou pas, adorer ou détester un geste artistique, je n’ai pas le droit de réclamer sa fin. Au-delà de cette position personnelle, je me méfie comme d’une peste de ceux qui, gardiens autoproclamés des mœurs et de la morale, veulent imposer une vision manichéenne de ce qui est juste ou faux, beau ou laid, moral ou dépravé, acceptable ou intolérable, sain ou malsain, propre ou sale, respectable ou méprisable… Ensuite parce qu’ils n’entendent pas, n’écoutent pas, refusent toute parole, au-delà de leur propre colère. Les créateurs du spectacle disent clairement que leur référence culturelle n’emprunte pas à la Cène, mais au dieux de l’Olympe, qu’il n’y a donc ni intention ni réalisation d’un blasphème.
Dans les échanges qui ont suivi ma prise de position à ce sujet, j’ai noté cette intervention : « Tout de même stupéfiant de convoquer le droit à la provoc, au blasphème, au bon ou mauvais goût, à la liberté d’exprimer, bref le droit à tout et, pourtant soudain, ne pas supporter que des personnes critiquent finalement cette cérémonie au nom des mêmes droits et légitimités. Deux poids, deux mesures ! Pompier pyromane ! Arroseur arrosé ! ».
Mon contradicteur touche là à un élément fondamental. Peut-on être tolérant à l’égard de l’intolérance ? Existe-t-il une liberté pour les ennemis de la liberté ? À dilemme complexe, il n’existe pas de réponse absolue. Ce « paradoxe de la tolérance » a été posé par Karl Popper.
D’emblée, on peut partir d’un principe de cohérence. Dans une société qui fait de la liberté un fondamental, il faut être prêt à l’accorder même à ceux qui s’opposent à elle. La liberté d’expression impose de permettre aux ennemis de la liberté de s’exprimer et, en alimentant le débat public, de renforcer les idées démocratiques par la confrontation, l’argument, la raison. À contrario, accepter que l’intolérance s’installe est prendre le risque de la disparition de la tolérance. Le paradoxe posé par Karl Popper est là. Et, lorsqu’il exprime ce dilemme, il affirme qu’une société tolérante peut se réserver le droit de ne pas tolérer les intolérants.
La question est de savoir comment. Qui choisit de restreindre la liberté de ceux qui s’opposent à elle ?
La justice, à tout le moins lorsque la loi est bafouée. Elle le fait déjà, comme dans le cas de la norme antiraciste, pour interdire les discours de haine et l’incitation à la violence. On chemine toutefois sur le fil d’un rasoir lorsqu’on laisse à une autorité le droit de décider de ce qui est ou non acceptable. L’abus de pouvoir est toujours possible, malgré les garde-fous visant au respect des droits fondamentaux. Cela nous incite à la vigilance.
Les kucouzus menacent-ils la liberté ? Et les prive-t-on de parole ?
Pour la première question, je pourrais répondre spontanément non. Des échanges, même vifs, même emportés, ne menacent rien. Là où je tique, c’est lorsque se mêlent insultes et attaques ad personam. Et lorsque des mots-clés apparaissent, comme celle qui s’en prend aux « dégénérés » qui ont conçu ou participé au spectacle. Les mots tuent parfois. Et c’est le cas ici. On ne choisit pas cette violence au hasard. Lorsqu’on traite quelqu’un de « dégénéré », on appelle implicitement à son élimination, à tout le moins sa mise à l’écart.
Au cours de l’histoire, l’étroitesse des bigots et des gardiens du temple moral a vécu plus longtemps que l’ouverture au monde. Elle n’a pas fait que « menacer la liberté ». Elle l’a corseté, excommunié, bannie, emprisonné, psychiatrisé, chassé, brûlé sur des bûchers. Les nostalgiques de cet ordre sont toujours là. Alors, nous ne les empêchons pas de dire, d’écrire, de parler. Mais qu’ils sachent que nous les combattrons. Toujours.
Le RN n’est pas au pouvoir. Mais, si rien ne change, il le sera dans trois ans. Son enracinement croît à chaque scrutin. Là, il a fait trois fois plus de voix qu’en 2022.
Le mal profond dont souffre la politique française prend racine dans l’absence totale de culture du dialogue. Le constat est alarmant. La société française est fracturée, meurtrie et inégalitaire. Cette réalité devrait encourager une réflexion collective et des débats constructifs. Débattre, dans le sens qu’Etienne Klein donnait récemment: se parler pour ne pas se battre. Et écouter.
Au contraire, chaque prise de parole renforce les clivages et exacerbe les tensions. On l’a vu dimanche soir. Raphaël Glucksman relevait l’effort accompli lors de ce 2ème tour lorsqu’il s’agissait de voter pour un.e candidat.e parfois éloigné.e de ses convictions propres pour faire barrage au RN. Seul, il en appelait au dialogue (« il faudra parler, parler, se parler encore ») pour apprendre à gouverner ensemble. On a répondu « naïveté », et on a préféré l’invective.
Cette polarisation réduit l’espace politique à une bataille rangée, où l’objectif n’est plus de construire ensemble mais de vaincre l’adversaire à tout prix. Tous les coups sont permis. L’extrême-droite, avec ses discours clivants, trouve un terreau fertile dans cette atmosphère de défiance et d’affrontement. Elle s’en nourrit. Sa croissance est symptomatique de l’absence de dialogue. En jouant sur les peurs et les frustrations, elle capte un électorat désabusé, lassé de ne pas être entendu. Le reste de la classe politique peine à proposer des solutions qui rassemblent et se cantonne à une opposition stérile.
Mais pourquoi le dialogue est-il si difficile en France ? Peut-être parce que la politique est encore généralement perçue comme un lieu de confrontation plutôt que de coopération. Le système électoral, qui favorise les majorités au détriment des compromis, n’encourage pas les coalitions et les discussions transpartisanes. De plus, la culture politique française, marquée par une tradition centralisatrice et jacobine, laisse peu de place à la diversité des voix et des opinions. Et la réthorique est un art de combat. Le compromis est perçu comme une faiblesse, non comme un chemin à parcourir ensemble.
Le problème n’est pas seulement une question institutionnelle, elle est aussi culturelle. Les médias utilisent l’affrontement verbal comme un jeu du cirque, la controverse avant la mise à mort symbolique, une polémique est plus « vendeuse » qu’une discussion de fond. Et les réseaux sociaux amplifient. Dans ce contexte, imaginer un débat apaisé est, au mieux illusoire, au pire naïf.
Il est pourtant urgent de réinventer la culture politique française. Cela passe par une valorisation du dialogue et de l’écoute. Avec une société appelée à participer activement à la vie commune, aux choix fondamentaux, aux règles partagées, à travers des dispositifs de démocratie participative, des consultations citoyennes et des débats publics. Partout. Et les élus pourraient apprendre à sortir de leur logique partisane pour construire des ponts humains.
Et si l’on tentait réellement de former les citoyens à l’art du dialogue et du débat, en leur apprenant à écouter, à argumenter et à respecter les opinions divergentes? À l’école, dans les entreprises, dans les médias. Parce qu’une éducation au dialogue est essentielle à la construction d’une société plus inclusive et plus solidaire.
Pour surmonter les fractures et les inégalités qui meurtrissent quotidiennement la société française, la piste est là. Développer une culture du dialogue. Elle est la condition sine qua non pour restaurer la confiance des citoyens dans leurs institutions et donner un vrai corps à l’idéal républicain de liberté, d’égalité et de fraternité, bien au-delà du slogan sans âme qu’il est devenu.
Faire du consensus et du compromis la règle du jeu. Illusoire? Naïf? En fait, c’est cela que l’on n’a jamais essayé.
Le titre est emprunté à une récente étude démontrant le jeu du Kremlin dans l’accession au pouvoir du RHaine. Elle est implacable.
J’ai rarement eu ce sentiment immédiat que ce que je lisais changeait la face du monde connu de façon aussi radicale.
C’est le média en ligne La Relève et La Peste qui m’a mis la puce à l’oreille.
Vous connaissez David Chavalarias? Une tête mathématique du CNRS. Un scientifique, déjà auteur du livre « Toxic Data, comment les réseaux manipulent nos opinions » (Poche, 2023). Il est directeur de l’Institut des systèmes complexes et, à ce titre, dirige le Politoscope. Depuis 2016, le projet observe le militantisme politique sur X (ex-Twitter) pour analyser les dynamiques sociales, les débats, et les manipulations. À l’approche des législatives françaises de 2024, il révèle un processus d’affaiblissement et d’inversion du front républicain, principalement influencé par des stratégies du Kremlin. Des actions, exercées sur des périodes prolongées et souvent insidieuses, qui visent à déstructurer systématiquement la société vers une démocratie illibérale.
Et ça marche!
Avec la dissolution de l’Assemblée nationale, les efforts du Kremlin ont des relais forts du côté de la droite et de l’extrême-droite. L’étude démontre particulièrement une convergence d’intérêts entre Poutine et le RHaine.
« Dans ce dispositif, écrit Chavalarias, les communautés politiques préoccupées par le conflit israélo-palestinien et la montée de l’antisémitisme ou de l’islamophobie sont instrumentalisées afin de compromettre tout barrage contre une extrême-droite banalisée au second tour des législatives. »
Une biographie politique de Marine Le Pen en russe. « Le retour de Jeanne d’Arc », Kirill Benediktov, 2015
Un processus enclenché il y a longtemps
Parmi les nombreux termes introduits par la Russie et ayant imprégné le débat public, celui d’« islamo-gauchisme » a été largement diffusé entre 2016 et 2021 grâce à une technique appelée astroturfing. La méthode consiste à propager une idée en inondant le Net de milliers de messages, créant ainsi une fausse impression de soutien massif.
Frédérique Vidal, alors Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, reprend le terme, suivi par les médias et les politiques. Il est aujourd’hui fortement ancré dans le paysage politico-médiatique français. Mais pourquoi le Kremlin chercherait-il à accuser les gens de gauche d’antisémitisme ?
David Chavalarias: « Sa popularisation sert des objectifs bien précis : discréditer les militants de gauche par association et convaincre l’opinion publique de l’existence d’une nouvelle catégorie d’ennemis intérieurs, (…) des extrémistes de gauche alliés aux forces obscures de l’islamisme radical. »
Avec les massacres du 7 octobre, le pilonnage de Gaza et les milliers de morts palestiniens, il a suffit d’enfoncer le clou manipulatoire.
« D’un côté le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux législatives avec son corrolaire sur la monté d’attitudes hostiles envers l’islam. Cela favorise sa radicalisation et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite. De l’autre les communautés juives traumatisées par le 7 Octobre et la droite ont été matraqués depuis des années par le narratif sur les « islamo-gauchistes » (qui ne peuvent qu’être antisémites) et l’équivalence Nouveau front populaire = LFI . »
Le cocktail est explosif. Le plus impressionnant est que la manœuvre fonctionne parfaitement. Tous les discours et les ni-ni le montrent.
Pour David Chavalarias, « Deux courants contraires sont amplifiés : le pathos des personnes préoccupées par le sort des Palestiniens et la montée de l’islamophobie ; et le pathos de celles préoccupées par le sort des Israéliens et la montée de l’antisémitisme. Ces deux phénomènes sont bien réels mais leur perception est amplifiée par des actions sur les terrains numériques pour pousser
chaque camp – ainsi que l’extrême-droite raciste et antisémite – à surréagir. »
Vertigineux. Et imparable.
Références
L’article de La Relève et La Peste est ici. Et si vous souhaitez consulter l’étude de David Chavalarias, c’est là.
Légende du graphique
Comptes les plus actifs de la twittosphère politique post-dissolution. Les filaments représentent des échanges entre comptes Twitter, ils matérialisent la circulation d’information au sein du réseau via l’action de partage (retweet). Les échanges entre plusieurs de milliers de comptes Twitter sont représentés sur chaque image, les labels correspondants aux comptes des personnalités politiques les plus représentatives de leur ‘région’. La structure globale, calculée numériquement, reflète les proximités idéologiques des comptes analysés. Une approche mathématique permet de regrouper les comptes par courants idéologiques et de coloriser la carte en fonction. Le Nouveau front populaire, dont la communauté s’est considérablement renforcée au fil des jours, apparaît comme déconnectée du super-bloc “d’en face”, composé de Renaissance et du bloc des extrêmes-droites. Cette configuration suggère qu’un éventuel partage de l’espace en deux camps lors d’un second tour séparerait les deux partis de gouvernement plutôt que de les unir contre l’extrême-droite (…) Il est à remarquer que la communauté Les Républicains, supposée se démarquer des autres, a complètement disparu en tant que communauté autonome dans ce paysage. Carte calculée sur la période du 10 au 27 Juin 2024 ; 3.5k comptes.