On n’en finit pas de basculer

On ne finit pas de basculer, mais c’est dans le vide!

Chaque fois qu’un événement dramatique a lieu dans l’espace public, les mêmes formules reviennent, comme une litanie: « il y aura un avant et après », « plus rien ne sera comme avant »…

Il y a eu Charlie et la sidération. Le Bataclan et la mobilisation. Le camion de Nice et la tétanisation. D’autres événements encore aux indignations plus brèves. Chaque fois, on a dit le basculement et tout a continué. 

Aujourd’hui, un homme est égorgé et décapité en pleine rue, à Conflans-Sainte-Honorine, un soir d’automne 2020. Il était enseignant. Il avait 47 ans. Et son assassin n’avait que 18, un jeune réfugié tchétchène arrivé en France avec ses parents il y a 10 ans à peine. 

Le geste est brutal, violent, barbare, insupportable. Je ne compare pas les douleurs, je ne soupèse pas, je ne dis pas oui mais, je n’invoque pas pas d’autres crimes pour le placer dans la balance des injustices. Rien ne justifie cette horreur-là! L’ignoble est toujours un absolu. Et je songe à cet homme, à l’enfant qui ne le verra plus, au chagrin de ses proches, à l’immense déchirement intime que cette famille vit. Oui, pour eux, « plus rien ne sera comme avant »!

Et je lis. Depuis 48 heures, je ne peux faire autre chose que de parcourir le fil des mots qui passent et éclatent à la gueule du monde. Les journaux, les médias, en boucles, qui répète les faits, les noms, l’enquête, les gardes à vue, le début de l’histoire, celle d’un prof d’histoire qui traite, avec ses élèves, de la liberté d’expression et montre le cul de Mahomet, les caricatures de Charlie. 

Les réseaux sociaux. Ah, les réseaux sociaux… En écrivant « réseaux », je pense soudain à « raison », alors même que ces tam-tams en sont si peu dotés. Les réseaux sans raison. 

Lorsque j’apprends un drame tel que celui-là, la première chose que je fais, c’est de me taire. Parce que je dois digérer, assimiler ce qui se trouve hors de mon champ du concevable. La seule parole possible est d’abord le silence. 

Alors je lis et absorbe. Les indignations, les condamnations, les éructations, les accusations, les provocations, les appels aux meurtres, les doigts pointés sur l’immigration, les récupérations, les amalgames, les vomissures, les justifications…

Dans l’enchaînement des publications stériles, ce troll qui débarque de la lune, se fait rembarrer, traiter de « salaud » par une autre et s’indigne ensuite de la manière dont on le traite, regarde son nombril, alors que la seule chose qu’on lui demande est d’avoir la dignité de « fermer sa gueule ». 

Autant de paroles et si peu d’intelligence. 

Une exception. Delphine Horvilleur, femme rabbin à la subtilité remarquable: « Le véritable blasphème, écrit-elle, consiste à croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense. »

Elle souligne ce que l’on devrait cultiver comme un jardin précieux: le droit de dire, de débattre, d’interroger, de douter de toutes les certitudes du monde, de tous les récits dont on a peuplé nos angoisses humaines et, en premier lieu, des religions. Et d’en rire.

Cette liberté-là est non-négociable.