Le gouffre

Je ne sais ce qui est le plus grave: un homme dont on connaît, depuis quatre ans, la manière de parler, de fonctionner, de diriger, ou ce qui se passe sous nos yeux dans le débat public. Le premier continue de procéder comme il l’a toujours fait, au mépris de tout, des autres, de la démocratie, d’un peuple, usant de l’insulte en 280 caractères, comme s’il était normal que le président de la première puissance mondiale parle, hurle, éructe de cette façon. La dignité n’a jamais été sa valeur ou sa préoccupation première. On le sait. Rien d’étonnant à ce qu’il poursuive sur le même fil. En quatre ans, on avait fini par comprendre, à défaut de l’accepter, que le chaos est son essence même, qu’il ne vit bien qu’en divisant, en fracturant le monde. 

Mais ce que l’on a perçu, au cours de ces quatre années, est que cette manière d’exister au pouvoir percolait dans la société toute entière, que l’insulte devenait un mode naturel de s’adresser à l’autre, l’adversaire, celui qui ne pense pas comme moi. Le président ne parle pas, il vomit. Sur les « réseaux asociaux », on ne pense pas, on crache. Et les vannes du mépris généralisé se sont ouvertes larges, la plupart du temps sous le couvert d’un avatar anonyme. Les mots n’ont plus de poids ni d’importance. La vérité non plus. 

La vérité. Chacun se l’arrache et l’assène. Dans le flux des « alternatives », c’est à ceux ou celles qui frapperont le plus fort, vox populi qui ne garde que ce qui surnage du brouhaha. Le « débat démocratique » devient un jeu de porte-voix ou la parole journalistique n’est souvent plus qu’un bruit parmi les autres. 

Est-ce plus grave qu’à l’époque d’Albert Camus? Souvent, je relis ce discours de 1958, où il parlait de ce métier qui était le sien, exercé, disait-il, « dans la si affreuse société intellectuelle où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans, comme le chien de Pavlov salivait à coups de cloche et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence. »

Des paroles fortes. Elle datent de plus de 60 ans. Mais cette permanence des constats ne me rassure pas. Au contraire. Elle montre que le pire est un gouffre. Et nous y sommes. 

Chapelle, 7 novembre 2020