Le deuil de ce qui n’a pas été

[photo Danny Enard]

Il s’appelait Jacques et c’était mon frère. Qui aurait pu dire, à l’instant où cette photo a été prise, que le petit blond aurait cette vie-là, une accumulation d’impasses et de dépendances toxiques? L’addiction est un monstre dévorant, un lance-flammes atomique, une torpille aveugle, une bombe à fragmentation lente, et elle ne laisse qu’un désert humain.
Les déserts peuvent être beau dans leur solitude minérale. Là, ce n’est plus qu’une désolation. À l’instant, je pense à ses enfants et, au-delà, à toutes les familles atomisées, aux pères morcelés, aux mères mortes de l’intérieur, aux fraternités fracassées. 

Il ne reste que des images éparses d’une vie rêvée, couleurs sépias, ce temps capté de petits bonheurs minuscules où tout était/semblait possible, une promesse d’enfance qui deviendrait un arbre aux branches larges.

Avant le fracas. 

On ne refait pas une trajectoire humaine, surtout lorsqu’elle s’achève. On ne peut que la regarder se poser comme une poussière sur le sol en attendant le vent qui l’emportera. 

Il y a quelques années, un de ses amis d’ennui adolescent me raconta un épisode dont le récit m’avait interpellé. Un conte moderne. Ils étaient quelques-uns à écluser leur blues, des joints et quelques bières sur la terrasse d’un café de la Gare. Un autre, un grand, était arrivé et, à la cantonade, avait lancé: « J’organise une rando en montagne la semaine prochaine, qui vient? ». Quelques mains s’étaient levées, la moitié peut-être, et d’autres épaules indifférentes. « Tu vois, dans ce groupe d’alors, tous ceux qui ont levé la main ont fait leur vie. Les autres sont restés accrochés à leurs galères. » Nous avions fait le compte. Une bonne partie des « galériens » n’avaient même pas survécus, souvent de manière violente, overdoses ou accidents. 

J’imaginais le fil du rasoir d’une vie qui se joue sur l’élan d’une virée en montagne. Un point de bascule. À gauche, tu vis. À droite, tu crèves. Même si le choix peut se lire de mille manières différentes, que la réalité complexe se joue des causes et des conséquences, de la poule et de l’œuf, la portée symbolique de ce récit est forte. 

Il y a longtemps que j’avais vécu le deuil d’un frère. Cette année, sa maladie et ses douleurs m’avaient rapproché de l’humain souffrant de ses os dévorés par le crabe. Il restait peut-être l’étincelle possible, ce moment fragile où, entre quatre yeux, même sans parole – il suffit parfois de deux mains qui se joignent, tu renoues. Cet instant n’a pas eu lieu. Un jour, j’avais tenté la parole, pour savoir s’il avait encore des choses à dire, à nous dire. Il avait hésité, avait dit oui, avait hésité encore avant de demander pourquoi il n’avait « pas toutes les chaînes à sa télé ». La porte s’était refermée. Ce message s’autodétruira dans trente secondes. 

En le quittant, samedi, l’intuition me disait que c’était la dernière fois. Si un deuil est à faire aujourd’hui, c’est celui de ce qui n’a pas existé.