La tolérance pour l’intolérance

Il y a eu la cérémonie d’ouverture des JO de Paris. Et l’avalanche des réactions hostiles à l’un des tableaux, la scène dionysiaque chantée par Philippe Katherine, oubliant tout le reste, le cheval, la Seine en lumière, la flamme montgolfière, Imagine, Zizi Gaga, la pluie…

Les vociférations sont venues de celles et ceux que j’appelle les kucouzus. Une insulte, oui, un jugement de valeur pour parler de quelqu’un qui s’insurge, s’étrangle, hurle au blasphème et réclame censure à la vue de ce qui est contraire à ses valeurs, sourd et aveugle à toute nuance.

J’ai donc dit que je n’étais pas d’accord avec ces kucouzus.

D’abord parce que mon éthique personnelle m’interdit l’appel à la censure, à plus forte raison si l’objet ne contrevient à aucune loi. Je peux aimer ou pas, adorer ou détester un geste artistique, je n’ai pas le droit de réclamer sa fin. Au-delà de cette position personnelle, je me méfie comme d’une peste de ceux qui, gardiens autoproclamés des mœurs et de la morale, veulent imposer une vision manichéenne de ce qui est juste ou faux, beau ou laid, moral ou dépravé, acceptable ou intolérable, sain ou malsain, propre ou sale, respectable ou méprisable… Ensuite parce qu’ils n’entendent pas, n’écoutent pas, refusent toute parole, au-delà de leur propre colère. Les créateurs du spectacle disent clairement que leur référence culturelle n’emprunte pas à la Cène, mais au dieux de l’Olympe, qu’il n’y a donc ni intention ni réalisation d’un blasphème.

Dans les échanges qui ont suivi ma prise de position à ce sujet, j’ai noté cette intervention : « Tout de même stupéfiant de convoquer le droit à la provoc, au blasphème, au bon ou mauvais goût, à la liberté d’exprimer, bref le droit à tout et, pourtant soudain, ne pas supporter que des personnes critiquent finalement cette cérémonie au nom des mêmes droits et légitimités. Deux poids, deux mesures ! Pompier pyromane ! Arroseur arrosé ! ».

Mon contradicteur touche là à un élément fondamental. Peut-on être tolérant à l’égard de l’intolérance ? Existe-t-il une liberté pour les ennemis de la liberté ? À dilemme complexe, il n’existe pas de réponse absolue. Ce « paradoxe de la tolérance » a été posé par Karl Popper.

D’emblée, on peut partir d’un principe de cohérence.  Dans une société qui fait de la liberté un fondamental, il faut être prêt à l’accorder même à ceux qui s’opposent à elle. La liberté d’expression impose de permettre aux ennemis de la liberté de s’exprimer et, en alimentant le débat public, de renforcer les idées démocratiques par la confrontation, l’argument, la raison. À contrario, accepter que l’intolérance s’installe est prendre le risque de la disparition de la tolérance. Le paradoxe posé par Karl Popper est là. Et, lorsqu’il exprime ce dilemme, il affirme qu’une société tolérante peut se réserver le droit de ne pas tolérer les intolérants.

La question est de savoir comment. Qui choisit de restreindre la liberté de ceux qui s’opposent à elle ?

La justice, à tout le moins lorsque la loi est bafouée. Elle le fait déjà, comme dans le cas de la norme antiraciste, pour interdire les discours de haine et l’incitation à la violence. On chemine toutefois sur le fil d’un rasoir lorsqu’on laisse à une autorité le droit de décider de ce qui est ou non acceptable. L’abus de pouvoir est toujours possible, malgré les garde-fous visant au respect des droits fondamentaux. Cela nous incite à la vigilance.

Les kucouzus menacent-ils la liberté ? Et les prive-t-on de parole ?

Pour la première question, je pourrais répondre spontanément non. Des échanges, même vifs, même emportés, ne menacent rien. Là où je tique, c’est lorsque se mêlent insultes et attaques ad personam. Et lorsque des mots-clés apparaissent, comme celle qui s’en prend aux « dégénérés » qui ont conçu ou participé au spectacle. Les mots tuent parfois. Et c’est le cas ici. On ne choisit pas cette violence au hasard. Lorsqu’on traite quelqu’un de « dégénéré », on appelle implicitement à son élimination, à tout le moins sa mise à l’écart.

Au cours de l’histoire, l’étroitesse des bigots et des gardiens du temple moral a vécu plus longtemps que l’ouverture au monde. Elle n’a pas fait que « menacer la liberté ». Elle l’a corseté, excommunié, bannie, emprisonné, psychiatrisé, chassé, brûlé sur des bûchers. Les nostalgiques de cet ordre sont toujours là. Alors, nous ne les empêchons pas de dire, d’écrire, de parler. Mais qu’ils sachent que nous les combattrons. Toujours.

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Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis » (1945)