La soupe aux légumes

Joël Dicker sort son nouvel opus. Et des libraires s’étranglent de voir cet « Animal sauvage » côtoyer le rayon fruits et légumes des grandes surfaces. Je souris. Si l’on était vache, on dirait qu’il est normal de voir un navet à proximité des carottes. La blague est un peu facile. On ne va pas se raconter de salades. En réalité, elle ne trahit qu’une chose: la vengeance mesquine d’un auteur sans succès qui juge un autre auteur dont le moindre geste littéraire fait le tour du monde en moins de 80 jours. Je n’ai pas lu l’Animal. J’avais ouvert le premier, l’Affaire…sincèrement, prêt à reconnaître et à m’incliner devant un talent. J’ai lâché à la page 102, après « c’était un jour de mauvais temps ». 

Mais je reviens au centre commercial qui, entre les fraises en février et le rayon boucherie, vend du Dicker à prix cassé, provoquant la colère des libraires. 

Je souffre avec eux. Les mastodontes du commerce ont flairé le filon et ils jouent sans risque. Ils peuvent allègrement se permettre de réduire ainsi leur marge. « Mettez-moi trois tranches de Dicker! ». « Je vous l’emballe ? ». 

Pour les commerciaux de Rosie&Wolf, c’est du chiffre en plus. Tout bénef. Et la catastrophe annoncée dans les caisses agonisantes des libraires. 

Il est loin, le temps où ces mêmes libraires se frottaient les pognes à l’arrivée d’un petit Dicker de printemps. Certains annonçaient même des pré-commandes sur leurs rezosocios et ces annonces ressemblaient un peu à une jambe dont on découvrait le galbe en remontant la jupe (normal, c’était le printemps). On avait beau leur dire qu’ils se fendaient rarement de ce genre d’annonce pour célébrer l’arrivée au monde d’autres livres. Que cette littérature-là, franchement, ne méritait pas une telle promotion, qu’elle n’en avait même pas besoin… 

On oubliait souvent qu’eux, précisément, en avaient besoin. L’univers du commerce est impitoyable. Un navet qui se vend est préférable à une perle qui dort!

Il est plus loin encore le temps où la fonction première du libraire était justement de vous faire découvrir cette perle, d’avoir le temps de la chercher, de veiller au grain littéraire, parce qu’il avait une clientèle ouverte à ces découvertes, avide même. Le temps et la curiosité. Ils et elles existent encore, parfois, ces rêveurs de marque-pages, ces exploratrices du bouquin rare dont la lecture vous ouvre les portes du paradis, mais l’espèce est en voie de disparition. 

Les bibliotopes s’épuisent si les libraires n’ont pas le temps de la curiosité. Et si cette affaire de Dicker au supermarché sonnait le réveil? On pourrait songer à des libraires qui prennent le risque de nous surprendre.