À ma petite maman

La tristesse est infinie. On a beau s’y préparer, se dire que ça va arriver, qu’un jour le téléphone sonnera pour nous dire ça, la fin, la mort, et qu’à partir de ce moment-là, les bras de sa petite maman ne seront plus là, que sa voix chaleureuse n’existera plus. La réalité dépasse tout en intensité. 

Le téléphone sonne. Oui, il a sonné. Avec ces mots-là. Et j’en suis sonné. C’est drôle, non, ces mots qui se disent pareil sans avoir le même sens? 

C’est mon petit papa qui m’a appelé. Émotion contenue. Non, barricadée serait le mot le plus juste. Il y a longtemps qu’il a fermé ces portes-là pour éviter qu’elles ne débordent. Enfin, j’ai toujours interprété ça ainsi. En réalité, je ne sais pas.

Longtemps, dans la série des téléphones de mauvaises augures, j’imaginais que ce serait pour lui qu’on m’appellerait pour me dire les mots chagrins, ces mots qu’on aimerait ne jamais entendre. Et que ce serait elle, au bout du fil, pour les prononcer, ces foutues paroles. Elle, elle avait toujours pris tant de soin à entretenir sa machine-corps, que l’ordre des choses, des événements, devait se dérouler ainsi. Dame, sa petite maman a elle avait vécu jusqu’à 102 ans. Si elle suivait le même fil de soi, elle devait vivre longtemps encore. 

Ça n’aurait pas été moins triste. Simplement, ce scénario-là était plus attendu. 

Mais la vie a une chienne de logique. Et c’est elle qui a pris l’aéronef des âmes pour changer d’horizon.

***

À l’instant où j’écris, je tombe dans le vide. 

Un vide qui laisse toute la place au chagrin. Alors, je ferme les yeux. Je continue d’écrire à l’aveugle, au milieu des vagues et des larmes en absence de mère. 

Je me dis peut-être que, si je pleure assez avant, avant de prononcer ces paroles devant vous, je n’en aurai plus aujourd’hui, que je serai sec d’eau et de toile, d’émotion forte, de cascade et de torrents, tout ce qui nous empêche d’exprimer ce qui mérite de l’être lorsqu’on dit adieu à sa maman.

Bon, je prends les choses dans l’ordre ou le désordre de ce qui me vient à l’esprit.

Cette semaine, sur la toile, j’ai lu ce mot d’Alice Ferney: « On peut mesurer la magie d’une présence à ce qui disparaît avec elle. » C’est exactement ça! Non que l’on se rende compte de la valeur d’un être au seul instant de l’absence, mais le vide est si grand à ce moment-là qu’il dévoile toute son ampleur.

Car tu as laissé des traces, ma petite maman.

Des traces et des confitures! D’ailleurs, je sais pertinemment que je ne suis pas le seul, ici, à être orphelin de tes confitures. Que celle ou celui qui ne se serait pas damné pour un petit pot de tes fraises me jette la première orange amère.

Il n’y a pas que l’orange qui est amère, aujourd’hui…

***

Je la vois encore dans cet appartement de Berne, il y a mille ans. Avec d’autres, elle était en grève de la faim pour protester contre la guerre au Vietnam. Elle m’avait impressionné, pour la première fois, petit mère courage. Et je crois que c’est là que j’ai appris à prononcer et vivre le mot « résister ».

Elle était capable de tendresse et de dureté. 

La tendresse toujours. Une tendresse de maman qui vous envahit lorsqu’elle vous prend dans ses bras et vous tricote les cheveux avec ses doigts en un geste qui dure, qui dure, qui dure encore, et dont on échappait que lorsqu’on devait absolument faire pipi. Une autre forme de « résistance ».

La dureté était plus rare. Mais elle existait. Parce qu’elle avait une sorte de morale, de point de vue que rien ne pouvait ébranler lorsqu’elle estimait avoir raison. Dans ces moments-là, elle pouvait vous pourfendre d’une lame. Une lame qu’elle réservait à celles et ceux qu’elle aimait, je sais.

Il n’y a pas si longtemps, elle était venue à une lecture, non loin d’ici. Il m’arrive souvent de ne pas me raser durant plusieurs jours. Je le fais uniquement lorsque je me dis qu’avec cette barbe de plus en plus blanche, je fais un peu barbon mal dégrossi. Elle était arrivée dans cette librairie et, sans détour, m’avait lancé: « Tu ressembles à un vieux con! ».

D’accord, ma petit maman.La prochaine fois, tu me fais une confiture de cactus.

***

Il y a 10 jours, un téléphone m’annonçait ton départ. Un accident. Un tout petit accident. Enfin, le truc aurait pu rester insignifiant pour une autre personne, une personne qui, contrairement à toi, n’était pas sous l’effet du Sintron. Tu sais, ce médicament qui anticoagule.

Il porte un joli nom, d’ailleurs. L’acénocoumarol. Parce qu’il vient de la coumarine.

Sans lui, tu aurais pu, un jour, faire une embolie, tes veines aurait pu se boucher, empêcher le sang de circuler, ne plus atteindre le coeur, ton coeur qui battait pour tout le monde.

Au lieu de cela, il a suffit d’un petit choc pour que la blessure se transforme en bombe atomique, un Hiroshima dans ton cerveau. Et tu es morte à la pensée, à l’écoute, au monde, aux sensations de nos caresses et de nos mains qui te disaient adieu.

Tu avais choisi de donner tes organes. L’hôpital, ici, s’est battu toute la nuit pour que ton corps reste vivant, pour que tout ne s’arrête pas là. L’hôpital, le personnel, très humain (merci à eux), mais toi aussi tu t’es battue jusqu’au bout pour que ta promesse de don soit possible encore.

Et, en cet instant, une partie de toi vit pour permettre à une autre de vie de continuer.

C’est beau. C’est humain. Cela te ressemble.

***

À la fin de cet adieu que je t’adresse, je vais te dire un poème. Un texte qui doit paraître bientôt, avec d’autres, en un recueil qui te sera dédié.

Un matin
J’ai pleuré longtemps
Si longtemps qu’une rivière
A traversé mon lit
Avant de se répandre
Autour de ma maison
Un navire accosta
De son ventre ont débarqué
Des cohortes vivantes
J’ignorais que mes larmes
Pouvaient porter le monde

J’aimerais maintenant vous faire entendre la chanson qui me faisait toujours penser à elle. Et aux femmes, à toutes les femmes comme elle. Une sorcière comme les autres, un texte extraordinaire d’Anne Sylvestre, interprétée ici par deux jeunes comédiennes québécoises, Laetitia Isembert et Nathalie Doummar.

Ah… une dernière chose avant que je vous laisse.

Une confidence que je vous fais.

Je n’ai jamais vraiment su comment écrire son prénom depuis que j’étais enfant. Michèle, avec l’accent grave, aussi grave que la nouvelle de sa mort? Ou Michelle, e-2l-e… Je me suis toujours trompé, usant de l’un ou de l’autre en fonction des saisons. Maintenant, je sais. Depuis qu’elle s’est envolé, je peux dire qu’elle a deux ailes…

Guiné

Ce texte est né d’une rencontre avec un ami musicien guinéen. Il m’a raconté son désir d’écrire une chanson en l’honneur des femmes de son pays. Sa langue, c’est le soussou et, en soussou, femme se dit guiné. Il avait la musique et l’idée. Il me l’a raconté. Chez moi je suis rentré, et j’ai écrit ceci. Premier jet.

Guiné. Guiné yo Guiné.
Guiné Ndénou nana yo hohoho et sinbè gbo.

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Tu es un être courage

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Je sais ton âme forte

Une femme se lève
Au soleil s’élève
La maison dort encore
Quand sans bruit elle sort
Pour travailler au champ
Creuse la terre de ses mains
Jusqu’au jour couchant
Elle cueille au jardin
Les légumes d’un repas
Puis récolte le bois
Traverse le village
Sous le regard des sages
C’est son devoir dit-on
Mais aussi sa prison

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Tu es un être courage

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Je sais ton âme forte

L’homme se lève enfin
File au café du coin
À longueur de journée 
Tue le temps à parler
Parler et parler encore
Il repeint le décor 
Seule sa langue travaille
Mille mouches empaille
Au bout de la palabre
Il pisse derrière un arbre 
Retourne à sa maison
Pareil à chaque saison
Femme, dit-il, affamé 
Donne-moi à manger

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Tu es un être courage

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Je sais ton âme forte

Femme il serait l’heure
De ne plus avoir peur
Dans le sable de la cour
Trace des mots d’amour
Utilise ton balais
Pour enfin t’envoler
Tes enfants dans les bras
Ce sera le premier pas 
Seule tu ne seras pas
Toutes tes sœurs avec toi
Quitte à poser tison 
Au cœur de ta maison

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Tu es un être courage

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Je sais ton âme forte

J’aimerais dire aux mères 
À ces complices amères
Qu’elles sont responsables
De ce qui les accable
Qu’elle cesse d’élever 
Des hommes sans dignité
Petits rois proclamés
Qui ne valent pas moitié 
Des femmes qu’ils soumettent 
Et que plus tard ils jettent 
Parce qu’elles ont malheur
De perdre leur fraîcheur 

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Tu es un être courage

Femme, ô toi, la femme
Parmi toutes les femmes
Je sais ton âme forte

À tous les hommes ainsi
Aux petits princes assis
À moins qu’ils ne réveillent 
Leurs esprits en sommeil
Et acceptent que la terre
Appartient aussi aux mères 
De leurs enfants semés 
Par leurs sexes boursouflés 
Je dis qu’un jour viendra
Où leur ventre brûlera
Et des fleurs naîtront
Des femmes d’autres saisons.

Magnifique!

Lorsqu’on n’a rien à dire, mais que le jeu social des réseaux connectés nous presse de dire quand même, les choses sont « magnifiques ». Vous avez remarqué ça, vous ? Les photos de l’un sont « magnifiques », les peintures de l’autre sont « magnifiques », les entrechats de la troisième sont « magnifiques » – les petits chats aussi – le coucher de soleil est « magnifique », la phrase sentencieuse et morale – dont on découvre à la fin qu’elle est empruntée à un autre moraliste, qui lui-même l’a empruntée à… – est encore « magnifique » (il y a aussi « tellement vrai »).

Gageons parfois qu’une franche admiration est présente et que ce mot « magnifique » en est l’expression la plus appropriée. Soit ! Mais reconnaissons que, la plupart du temps, le qualificatif, usé jusqu’à la corde, pourrait être remplacé par un grandiose, éclatant, brillant, bon, beau, parfait, extraordinaire, sublime, remarquable, supérieur, bellissime, admirable, précieux, rare, imposant…

Soit dit en passant, je pourrais étendre la réflexion aux classiques des expressions humaines dont l’usage mécanique me fait grimper aux murs des insignifiances : « sincères condoléances », « RIP », « bon anniversaire », « meilleurs vœux », « bonne année », « congrat »… mais restons au « magnifique ». 

Et si l’on tentait autre chose ? 

Nous pourrions choisir des termes en couleurs, des expressions qui révèlent nos émotions, cherchant plus étroitement à exprimer ce qui nous effleure : « tes œuvres contiennent une beauté sensible », « vos images me bouleversent », « tes paroles m’émeuvent », « votre geste me rend vivant » ? Et si, pour la rigole, nous inventions des mots qui n’existent pas, mais disent plus précisément l’humeur d’un instant : beaumouvant, séismatique, admirablime, tristoyeux, bouleverclatant!

Changer de registre de langage reviendrait à s’arrêter un instant, à respirer l’air du large, à écouter des silences, à penser trois secondes à ce que l’on écrit, dit, exprime.

Et à s’impliquer. 

La vieillesse

Elle entre. La librairie sent l’encre fraîche et le crayon taillé. Elle aime ça. L’odeur des livres et l’idée de tous les mots en embuscade. 

22 mai 1970.  Elle a 32 ans aujourd’hui. Le jour de son anniversaire, elle s’offre toujours le livre qui marquera le temps de sa vie, comme les cernes d’un arbre

L’oeil tombe sur un titre rouge sur fond crème, classique de Gallimard : La vieillesse, de Simone de Beauvoir. Elle emporte le pavé avec elle en songeant qu’elle le lira, pas maintenant, un jour, lorsqu’elle aura rejoint la promesse du titre. Elle aura le temps alors. Elle s’imagine déjà, elle, petite vieille joyeuse découvrant les mots longtemps contenus, retenus entre les pages, s’échappant pour la remplir de tous les secrets de l’âge. Ah, la vieillesse est cela…

22 septembre 2022. Elle redécouvre le livre de Simone sur le dernier rayon. Avec les années, la bibliothèque s’était enrichie et les premiers livres avaient lentement dérivé d’un étage à l’autre. Celui-là, elle l’avait oublié. 

Elle tend la main, empoigne le pavé. Elle ne se souvenait pas de son poids, tant que l’objet manque de lui échapper. La lecture du titre ramène à sa mémoire la lecture remise à plus tard, lorsqu’elle aurait besoin de clés. Plus tard, elle y est. 

Elle s’assied, ajuste les lunettes sur son nez, entrouvre les pages, lit les premières phrases accrochées, tente ce qui ressemble à un déchiffrement. Elle n’y parvient pas. Les mots sont trop petits. À croire qu’ils se sont resserrés les uns contre les autres à force de l’attendre elle. La vieillesse…

L’âme de la grenouille

Jusqu’ici, je me suis tu.

Je fais partie de cette catégorie humaine convaincue que les gestes médicaux qu’elle accepte et assume sont le résultat d’un choix intime et d’une réflexion libre des ordres, des obligations, des injonctions. Les raisons et impératifs de santé publique existent et je les considère, mais ils ne seront pour moi qu’un élément de la réflexion nécessaire. En fin de compte, la décision que je prends m’appartient intimement. Comme celui de ma voisine, du boulanger, du vendeur de glaces au citron, de la postière ou de la prof de mes enfants. Le choix du vaccin ou du non-vaccin n’échappe pas à la règle de cette liberté fondamentale. 

Et lorsque j’ai choisi, j’évite de juger celles et ceux qui, pour mille raisons, bonnes ou moins bonnes, sont contraires à ma perception. 

Jusqu’ici, je me suis tu. 

Non parce que je manque du courage de clarifier mon choix, d’expliquer le cheminement qui m’a conduit à décider ainsi, de poser une conviction. Mais parce que le faire aujourd’hui consiste à ajouter du bruit au bruit. 

Si nous pouvions encore échanger avec sérénité, cette sérénité qui devrait présider à tout débat capital, prendre le temps d’entendre les arguments, surtout ceux qui s’opposent à nous, suivre le fil scientifique, lire les faits et les chiffres sans passion, écouter le récit des journalistes qui tentent de dire et d’éclairer le réel. 

Or, plus rien de cela n’existe. La parole de l’autre est toujours suspecte.

Je ne dirai donc pas « j’ai choisi de me faire vacciner parce que… ». Cette simple amorce me fait déjà fait passer, aux yeux de la moitié du monde, pour un mouton, un vendu, un OGM, un zombie, un conformiste ou un suppôt des pharma… 

À contrario, un ami non-vacciné dont l’horizon se limite à l’infamie, au soupçon de complotisme, celui par qui le mal arrive, m’avoue sa fatigue à être considéré comme le pestiféré du moment.

Quel que soit l’intérêt prétendument supérieur qui sert de justification à cette proposition, elle n’en est pas moins indigne.

Jusqu’ici, je me suis tu. 

Aujourd’hui, je réagis à cette proposition imbécile de récompenser le prosélytisme vaccinal. Un bon de 50 balles pour toute personne qui sera parvenue à convaincre un réfractaire ou une sceptique du vaccin. Je note qu’il s’agit encore d’une idée posée sur la table d’une conférence de presse du CF, mais je suis resté sans voix. 

Depuis vendredi, on se gausse au fond de la salle. Les rigolards donnent leur compte en banque, ouvrent les tiroirs-caisses, passez la monnaie…

Je m’inquiète. 

Comme si une décision intime pouvait se vendre tel un contrat décroché, avec la promesse d’une commission après signature, à chaque client tombé dans l’escarcelle. Une prime de cinquante balles aux fidèles, aux membres du club, aux élus, à échanger contre des tickets de cinoche, des entrées au musée ou des bons de fidélité citoyenne. Pourquoi pas du papier Q ?

Ce qui m’inquiète, ce n’est pas le montant, au demeurant ridicule, de la récompense promise, c’est la manière de faire basculer ce qui devrait rester du domaine du choix responsable dans la sphère de l’incitation marchande. Quel que soit l’intérêt prétendument supérieur qui sert de justification à cette proposition, elle n’en est pas moins indigne.

Je n’ai jamais vécu les guerres de religion. Mais ce qui se trame aujourd’hui, ce qu’induisent nos choix politiques et sociétaux, pourrait y ressembler. Un monde polarisé, une vision manichéenne de la réalité et des autres, les autres forcément dans le camp des méchants, moi forcément dans celui des bons, des justes. Un monde où l’on se barricade dans sa tête avant de verrouiller portes et fenêtres, où l’on construit des murs – plus haut, le mur, plus haut – pour se protéger du virus de l’altérité.

La suite, ce sera quoi ?

Par exemple, le jour où l’on accordera publiquement un billet de cent balles pour dénoncer le voisin dissident, celle qui détone, les parasites désignés par la majorité, la délation instituée comme règle du jeu. J’exagère ? Pas vraiment. Nous sommes en phase d’accoutumance au pire. Vous connaissez tous la métaphore de la grenouille plongée dans une bassine d’eau lentement portée à ébullition. Nous sommes la grenouille. Et l’indignité monte.