Ce n’est pas un hasard. Plutôt un accompagnement. Ma petite maman meurt. Sa disparition soudaine est un vertige, laisse place au chagrin, coupe le souffle, creuse les douleurs, verse les larmes… je croise Marianne, elle me tend ce livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. Un titre inspiré par Tchekov, « enterrer les morts, réparer les vivants ». Je lis. Vite. Je dévore ce texte qui m’emporte à la première seconde, dès les premiers mots, comme un torrent de montagne ou une vague d’océan immense. L’écriture est vive, forte, houleuse. Le récit de la mort cérébrale de Simon Limbres et de la mécanique extraordinaire, urgente, qui se met en place autour de cette mort pour que de petits morceaux de lui battent encore en d’autres corps, d’autres vies. Tout est juste. À couper le souffle. La geste chirurgicale, la dignité des soignants, le basculement douloureux des parents, passant du refus à l’acceptation du don, la première rencontre amoureuse de Simon et Juliette, le cœur en chamade, le cœur fragile de Claire, elle qui va recueillir, abriter, la pompe de Simon, la description clinique, au scalpel, des prélèvements successifs, jusqu’à la préparation de la dépouille, restitutio in integrum. J’en sors abasourdi, époustouflé. Un grand livre.
Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Editions Verticales 2014
La tristesse est infinie. On a beau s’y préparer, se dire que ça va arriver, qu’un jour le téléphone sonnera pour nous dire ça, la fin, la mort, et qu’à partir de ce moment-là, les bras de sa petite maman ne seront plus là, que sa voix chaleureuse n’existera plus. La réalité dépasse tout en intensité.
Le téléphone sonne. Oui, il a sonné. Avec ces mots-là. Et j’en suis sonné. C’est drôle, non, ces mots qui se disent pareil sans avoir le même sens?
C’est mon petit papa qui m’a appelé. Émotion contenue. Non, barricadée serait le mot le plus juste. Il y a longtemps qu’il a fermé ces portes-là pour éviter qu’elles ne débordent. Enfin, j’ai toujours interprété ça ainsi. En réalité, je ne sais pas.
Longtemps, dans la série des téléphones de mauvaises augures, j’imaginais que ce serait pour lui qu’on m’appellerait pour me dire les mots chagrins, ces mots qu’on aimerait ne jamais entendre. Et que ce serait elle, au bout du fil, pour les prononcer, ces foutues paroles. Elle, elle avait toujours pris tant de soin à entretenir sa machine-corps, que l’ordre des choses, des événements, devait se dérouler ainsi. Dame, sa petite maman a elle avait vécu jusqu’à 102 ans. Si elle suivait le même fil de soi, elle devait vivre longtemps encore.
Ça n’aurait pas été moins triste. Simplement, ce scénario-là était plus attendu.
Mais la vie a une chienne de logique. Et c’est elle qui a pris l’aéronef des âmes pour changer d’horizon.
***
À l’instant où j’écris, je tombe dans le vide.
Un vide qui laisse toute la place au chagrin. Alors, je ferme les yeux. Je continue d’écrire à l’aveugle, au milieu des vagues et des larmes en absence de mère.
Je me dis peut-être que, si je pleure assez avant, avant de prononcer ces paroles devant vous, je n’en aurai plus aujourd’hui, que je serai sec d’eau et de toile, d’émotion forte, de cascade et de torrents, tout ce qui nous empêche d’exprimer ce qui mérite de l’être lorsqu’on dit adieu à sa maman.
Bon, je prends les choses dans l’ordre ou le désordre de ce qui me vient à l’esprit.
Cette semaine, sur la toile, j’ai lu ce mot d’Alice Ferney: « On peut mesurer la magie d’une présence à ce qui disparaît avec elle. » C’est exactement ça! Non que l’on se rende compte de la valeur d’un être au seul instant de l’absence, mais le vide est si grand à ce moment-là qu’il dévoile toute son ampleur.
Car tu as laissé des traces, ma petite maman.
Des traces et des confitures! D’ailleurs, je sais pertinemment que je ne suis pas le seul, ici, à être orphelin de tes confitures. Que celle ou celui qui ne se serait pas damné pour un petit pot de tes fraises me jette la première orange amère.
Il n’y a pas que l’orange qui est amère, aujourd’hui…
***
Je la vois encore dans cet appartement de Berne, il y a mille ans. Avec d’autres, elle était en grève de la faim pour protester contre la guerre au Vietnam. Elle m’avait impressionné, pour la première fois, petit mère courage. Et je crois que c’est là que j’ai appris à prononcer et vivre le mot « résister ».
Elle était capable de tendresse et de dureté.
La tendresse toujours. Une tendresse de maman qui vous envahit lorsqu’elle vous prend dans ses bras et vous tricote les cheveux avec ses doigts en un geste qui dure, qui dure, qui dure encore, et dont on échappait que lorsqu’on devait absolument faire pipi. Une autre forme de « résistance ».
La dureté était plus rare. Mais elle existait. Parce qu’elle avait une sorte de morale, de point de vue que rien ne pouvait ébranler lorsqu’elle estimait avoir raison. Dans ces moments-là, elle pouvait vous pourfendre d’une lame. Une lame qu’elle réservait à celles et ceux qu’elle aimait, je sais.
Il n’y a pas si longtemps, elle était venue à une lecture, non loin d’ici. Il m’arrive souvent de ne pas me raser durant plusieurs jours. Je le fais uniquement lorsque je me dis qu’avec cette barbe de plus en plus blanche, je fais un peu barbon mal dégrossi. Elle était arrivée dans cette librairie et, sans détour, m’avait lancé: « Tu ressembles à un vieux con! ».
D’accord, ma petit maman.La prochaine fois, tu me fais une confiture de cactus.
***
Il y a 10 jours, un téléphone m’annonçait ton départ. Un accident. Un tout petit accident. Enfin, le truc aurait pu rester insignifiant pour une autre personne, une personne qui, contrairement à toi, n’était pas sous l’effet du Sintron. Tu sais, ce médicament qui anticoagule.
Il porte un joli nom, d’ailleurs. L’acénocoumarol. Parce qu’il vient de la coumarine.
Sans lui, tu aurais pu, un jour, faire une embolie, tes veines aurait pu se boucher, empêcher le sang de circuler, ne plus atteindre le coeur, ton coeur qui battait pour tout le monde.
Au lieu de cela, il a suffit d’un petit choc pour que la blessure se transforme en bombe atomique, un Hiroshima dans ton cerveau. Et tu es morte à la pensée, à l’écoute, au monde, aux sensations de nos caresses et de nos mains qui te disaient adieu.
Tu avais choisi de donner tes organes. L’hôpital, ici, s’est battu toute la nuit pour que ton corps reste vivant, pour que tout ne s’arrête pas là. L’hôpital, le personnel, très humain (merci à eux), mais toi aussi tu t’es battue jusqu’au bout pour que ta promesse de don soit possible encore.
Et, en cet instant, une partie de toi vit pour permettre à une autre de vie de continuer.
C’est beau. C’est humain. Cela te ressemble.
***
À la fin de cet adieu que je t’adresse, je vais te dire un poème. Un texte qui doit paraître bientôt, avec d’autres, en un recueil qui te sera dédié.
Un matin J’ai pleuré longtemps Si longtemps qu’une rivière A traversé mon lit Avant de se répandre Autour de ma maison Un navire accosta De son ventre ont débarqué Des cohortes vivantes J’ignorais que mes larmes Pouvaient porter le monde
J’aimerais maintenant vous faire entendre la chanson qui me faisait toujours penser à elle. Et aux femmes, à toutes les femmes comme elle. Une sorcière comme les autres, un texte extraordinaire d’Anne Sylvestre, interprétée ici par deux jeunes comédiennes québécoises, Laetitia Isembert et Nathalie Doummar.
Ah… une dernière chose avant que je vous laisse.
Une confidence que je vous fais.
Je n’ai jamais vraiment su comment écrire son prénom depuis que j’étais enfant. Michèle, avec l’accent grave, aussi grave que la nouvelle de sa mort? Ou Michelle, e-2l-e… Je me suis toujours trompé, usant de l’un ou de l’autre en fonction des saisons. Maintenant, je sais. Depuis qu’elle s’est envolé, je peux dire qu’elle a deux ailes…
Ce texte est né d’une rencontre avec un ami musicien guinéen. Il m’a raconté son désir d’écrire une chanson en l’honneur des femmes de son pays. Sa langue, c’est le soussou et, en soussou, femme se dit guiné. Il avait la musique et l’idée. Il me l’a raconté. Chez moi je suis rentré, et j’ai écrit ceci. Premier jet.
Guiné. Guiné yo Guiné. Guiné Ndénou nana yo hohoho et sinbè gbo.
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Tu es un être courage
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Je sais ton âme forte
Une femme se lève Au soleil s’élève La maison dort encore Quand sans bruit elle sort Pour travailler au champ Creuse la terre de ses mains Jusqu’au jour couchant Elle cueille au jardin Les légumes d’un repas Puis récolte le bois Traverse le village Sous le regard des sages C’est son devoir dit-on Mais aussi sa prison
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Tu es un être courage
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Je sais ton âme forte
L’homme se lève enfin File au café du coin À longueur de journée Tue le temps à parler Parler et parler encore Il repeint le décor Seule sa langue travaille Mille mouches empaille Au bout de la palabre Il pisse derrière un arbre Retourne à sa maison Pareil à chaque saison Femme, dit-il, affamé Donne-moi à manger
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Tu es un être courage
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Je sais ton âme forte
Femme il serait l’heure De ne plus avoir peur Dans le sable de la cour Trace des mots d’amour Utilise ton balais Pour enfin t’envoler Tes enfants dans les bras Ce sera le premier pas Seule tu ne seras pas Toutes tes sœurs avec toi Quitte à poser tison Au cœur de ta maison
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Tu es un être courage
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Je sais ton âme forte
J’aimerais dire aux mères À ces complices amères Qu’elles sont responsables De ce qui les accable Qu’elle cesse d’élever Des hommes sans dignité Petits rois proclamés Qui ne valent pas moitié Des femmes qu’ils soumettent Et que plus tard ils jettent Parce qu’elles ont malheur De perdre leur fraîcheur
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Tu es un être courage
Femme, ô toi, la femme Parmi toutes les femmes Je sais ton âme forte
À tous les hommes ainsi Aux petits princes assis À moins qu’ils ne réveillent Leurs esprits en sommeil Et acceptent que la terre Appartient aussi aux mères De leurs enfants semés Par leurs sexes boursouflés Je dis qu’un jour viendra Où leur ventre brûlera Et des fleurs naîtront Des femmes d’autres saisons.
Lorsqu’on n’a rien à dire, mais que le jeu social des réseaux connectés nous presse de dire quand même, les choses sont « magnifiques ». Vous avez remarqué ça, vous ? Les photos de l’un sont « magnifiques », les peintures de l’autre sont « magnifiques », les entrechats de la troisième sont « magnifiques » – les petits chats aussi – le coucher de soleil est « magnifique », la phrase sentencieuse et morale – dont on découvre à la fin qu’elle est empruntée à un autre moraliste, qui lui-même l’a empruntée à… – est encore « magnifique » (il y a aussi « tellement vrai »).
Gageons parfois qu’une franche admiration est présente et que ce mot « magnifique » en est l’expression la plus appropriée. Soit ! Mais reconnaissons que, la plupart du temps, le qualificatif, usé jusqu’à la corde, pourrait être remplacé par un grandiose, éclatant, brillant, bon, beau, parfait, extraordinaire, sublime, remarquable, supérieur, bellissime, admirable, précieux, rare, imposant…
Soit dit en passant, je pourrais étendre la réflexion aux classiques des expressions humaines dont l’usage mécanique me fait grimper aux murs des insignifiances : « sincères condoléances », « RIP », « bon anniversaire », « meilleurs vœux », « bonne année », « congrat »… mais restons au « magnifique ».
Et si l’on tentait autre chose ?
Nous pourrions choisir des termes en couleurs, des expressions qui révèlent nos émotions, cherchant plus étroitement à exprimer ce qui nous effleure : « tes œuvres contiennent une beauté sensible », « vos images me bouleversent », « tes paroles m’émeuvent », « votre geste me rend vivant » ? Et si, pour la rigole, nous inventions des mots qui n’existent pas, mais disent plus précisément l’humeur d’un instant : beaumouvant, séismatique, admirablime, tristoyeux, bouleverclatant!
Changer de registre de langage reviendrait à s’arrêter un instant, à respirer l’air du large, à écouter des silences, à penser trois secondes à ce que l’on écrit, dit, exprime.
Elle entre. La librairie sent l’encre fraîche et le crayon taillé. Elle aime ça. L’odeur des livres et l’idée de tous les mots en embuscade.
22 mai 1970. Elle a 32 ans aujourd’hui. Le jour de son anniversaire, elle s’offre toujours le livre qui marquera le temps de sa vie, comme les cernes d’un arbre
L’oeil tombe sur un titre rouge sur fond crème, classique de Gallimard : La vieillesse, de Simone de Beauvoir. Elle emporte le pavé avec elle en songeant qu’elle le lira, pas maintenant, un jour, lorsqu’elle aura rejoint la promesse du titre. Elle aura le temps alors. Elle s’imagine déjà, elle, petite vieille joyeuse découvrant les mots longtemps contenus, retenus entre les pages, s’échappant pour la remplir de tous les secrets de l’âge. Ah, la vieillesse est cela…
22 septembre 2022. Elle redécouvre le livre de Simone sur le dernier rayon. Avec les années, la bibliothèque s’était enrichie et les premiers livres avaient lentement dérivé d’un étage à l’autre. Celui-là, elle l’avait oublié.
Elle tend la main, empoigne le pavé. Elle ne se souvenait pas de son poids, tant que l’objet manque de lui échapper. La lecture du titre ramène à sa mémoire la lecture remise à plus tard, lorsqu’elle aurait besoin de clés. Plus tard, elle y est.
Elle s’assied, ajuste les lunettes sur son nez, entrouvre les pages, lit les premières phrases accrochées, tente ce qui ressemble à un déchiffrement. Elle n’y parvient pas. Les mots sont trop petits. À croire qu’ils se sont resserrés les uns contre les autres à force de l’attendre elle. La vieillesse…