Sur un arbre perché

Blick nous gratifie une fois encore d’une interview très complaisante de Me Bonnant-mal-an. Mon coup de gueule du matin (non, je ne mettrai pas le lien).

Marc Bonnant-mal-an est d’une fatuité singulière. Un personnage de théâtre guignol, un précieux ridicule, un éloquent pour lequel les mots ressemblent à des balles de jonglage destinées à méduser les foules. Quelle suffisance dans l’apparente élégance de la posture! L’illusion est presque parfaite. Le plus drôle est que ça marche. Stultorum infinitus est numerus!


Il y a, dans sa vénération de « la femme comme horizon indépassable », une esbroufe, un tour de passe-passe: que la femme, cet être doué de toutes les beautés et de toutes les vertus dont l’homme est incapable (je cite l’esprit, non la lettre), reste sur le piédestal que je lui fabrique, mais qu’elle ferme sa gueule! Sinon, elle s’abaisse.


Ce que Me Bonnant-mal-an semble ignorer (il ne l’ignore pas, il feint), est que le réel de la femme-poésie a longtemps ressemblé aux horizons de couches-culottes, aux perspectives ménagères, aux ouvertures d’aspirateurs électriques, aux béatitudes culinaires. Et encore, je résume. Sans compter les troussages d’arrière-cours, les cuissages de bottes de foin, les mains au cul et les viols conjugaux.


Son argumentaire ressemble à ce que Félix Mendelsohn, le musicien, disait de sa sœur Fanny pour nier son droit à la musique, “parce qu’elle est trop femme”.
Que Me Bonnant-mal-an vive encore au 19ème siècle, on le savait. Mais, de grâce, laissons lui ses écouteurs qui ne servent qu’à s’écouter lui-même.


On pourrait passer à autre chose.

Lettre aux libraires que j’aime

Vous m’excuserez, mais quelque chose m’échappe.

S’il est une profession née d’une passion, c’est bien le métier de libraire. Passion pour le livre, son odeur, l’objet que l’on se passe sous le nez, parce que c’est ainsi qu’on a appris à aimer l’encre et les mots, dans une enfance lointaine, une enfansoleil vécue à l’ombre de palmiétagères pleine de livres, à craquer, des bibliothèques dont on imaginait qu’elles contenaient mille vies et que ça donnait envie de les dévorer toutes. J’ai connu ça et c’était magique ! Je ne suis pas devenu libraire. Moi,  c’est avec des plumes entre les dents que les fleurs ont poussé.

Bref ! Libraire, métier de passion. J’imaginais, je subodorais, j’inventais.

J’ai toujours pensé qu’une vocation était nécessaire pour s’aventurer ainsi sur le sable des pages, qu’un tel choix ne pouvait venir que d’un imaginaire d’enfant, qu’on avait grandi avec, emporté par des récits d’aventures vécues dans l’inconnu d’océans profonds, un truc qui te prenait le ventre quand la voix de la mère te racontait des histoires à la lumière du soir, un désir enfoui comme une petite graine de rien du tout et qui, enfin, devient un arbre fièrement planté dans notre jardingue. C’est fou, ça ! Il y en a d’autres vocations remarquable, bien sûr : artiste moléculaire de l’infiniment petit, façonneur de croissants de lune, chirurgien amoureux à cœur ouvert, pilote de nuages à air chaud, jardinier voyageur, et j’en passe… mais c’est beaucoup plus rare. Libraire, c’est quelque chose ! Il faut être amoureux, avoir le palpitant à donf  à la lecture des beautés écrites…

Je crois que je me suis trompé.

En réalité, depuis que j’ai placé quelques textes chez les poissonniers, des livres perdus au milieu de milliers d’autres, tentant de surnager sur l’océan glacé des banquises littéraires, je vois les libraires sous un jour moins romantique. Pourquoi sont-ils et elles toujours dans l’inquiétude de ventes qui se font ou se perdent, à faire tourner la boutique, à aligner des bouquins comme s’il s’agissait de légumes verts, il est frais mon poisson et, s’il ne l’est plus, parce que les cadences du commerce littéraire sont devenues infernales, on le remplace par les nouveaux arrivages en provenance des usines à papier. Il faut nourrir le Golem papivore !

Longtemps, je croyais qu’un libraire pouvait être partenaire, imaginant qu’elle ou il partageait ma passion des mots, des vies à inventer, des horizons à défricher. Non.

Le bibliothecarius communis n’a plus le temps de humer, de partir à la découverte, les écrits qui pourraient prendre la lumière si on prenait le temps de s’y attarder un instant, de découvrir, d’être sensible à ce qu’il ne connaît pas, de ce qui pourrait le surprendre, ou alors par hasard, pas exprès… Dans les flux engorgés de ce qu’on déballe en provenance des usines à bouquins, la machine emballée de l’industrie livresque, ce que l’on remballe trois mois plus tard, les éditeurs qui ne font plus leur boulot de publier ce qui mérite de l’être (nous préservant du même coup de ce qui aurait pu rester fantasme d’écriture), on ne peut pas tout faire, alors on assure avec ce que l’on sait, ce que l’on connaît, on a des exigences, les coups de cœur de l’époque d’avant, lorsque les émotions vibraient encore et qu’on cultivait des illusions sur sa fonction majeure de passeur, les rares maisons d’édition avec lesquelles on peut s’engager les yeux fermés, sans compter les incontournables, les têtes de gondoles, ce qu’on est sûr d’écouler parce que, mon bon monsieur, le système l’exige et il faut bien survivre dans ce monde d’encre brute. D’ailleurs, c’est ce que le public demande. Alors, voyez-vous, le petit livre élégant de l’écriveur inconnu, le bel objet littéraire qui risque de prendre la poussière, faut pas demander la lune ! Les heures nous sont comptées. Par quoi commencerait-on d’ailleurs ? Ouvrir la boîte de Pandore, c’est prendre le risque de la submersion.

Quand le bibliothecarius fervens a-t-il perdu son souffle de passeur de vie ? Quand est-il devenu une espèce en voie de disparition ? Je le découvre aujourd’hui comptable. Je n’ai rien contre les comptables, mais c’est une autre histoire…

Alors, les libraires, qu’est-ce qu’on fait ensemble ? On rêve et on agit ? Ou alors business as usual et je m’assieds avec vous au bord du fleuve en regardant passer les corps ? Car la réalité est là : à ignorer la beauté des choses, l’œil rivé sur la courbe des ventes, on ne rêve plus. On meurt, mort à petit feu ou rapide, lente ou radicale, mais assurée.

Qui tente encore ? On parle, on se parle ? On se retrouve une dernière fois avant l’extinction ?

La vie qui bat

Cette sacrée vie, tout de même. C’est fascinant. Il y a quinze jours, je prenais la porte en pleine tronche, l’annonce de la mort de ma petite mère est bien cela, une porte cochère qui se referme brutalement, tu n’as rien vu arriver et ça t’empaffe la gueule pour te laisser sur le carreau. Hier, je recevais une bonne nouvelle, une très bonne, un de ces mots qu’on aimerait bien recevoir tous les jours, mais qu’on reçoit pas quotidiennement parce que, si ça arrivait tous les jours, ce ne serait plus une bonne nouvelle.

Le téléphone (encore lui, je m’en méfiais ces temps, avec sa propension à vous filer le bourdon) venait de me donner la nouvelle et je descendais la colline à vélo, le train m’attendait. 

Et je pleurais, de ces larmes qui mêlent tout en même temps, les émotions superposées, combinées, les unes avec les autres, jusqu’à générer des sentiments inconnus, une joie d’amertume, un chagrin pizzicato, des tristesses dansantes. Je me disais que j’aurais bien aimé appeler ma petite maman pour lui annoncer la bonne nouvelle, comme je le faisais parfois, mais que cette fois non, je ne le ferais pas, plus jamais. 

Il n’y personne au numéro que vous avez demandé. Essayer les signaux de fumée. 

En parlant de numéro de téléphone, je garde le sien. Il restera dans mon répertoire, comme tous ces numéros que je suis incapable d’effacer, avec celui de Cécile, du Bororo, d’autres encore, ces traces minuscules qui restent de leurs âmes dans mon monde. Si je les effaçais, j’aurais le sentiment de les tuer une seconde fois…

Réparer les vivants

Ce n’est pas un hasard. Plutôt un accompagnement. Ma petite maman meurt. Sa disparition soudaine est un vertige, laisse place au chagrin, coupe le souffle, creuse les douleurs, verse les larmes… je croise Marianne, elle me tend ce livre de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants. Un titre inspiré par Tchekov, « enterrer les morts, réparer les vivants ».
Je lis. Vite. Je dévore ce texte qui m’emporte à la première seconde, dès les premiers mots, comme un torrent de montagne ou une vague d’océan immense. L’écriture est vive, forte, houleuse. Le récit de la mort cérébrale de Simon Limbres et de la mécanique extraordinaire, urgente, qui se met en place autour de cette mort pour que de petits morceaux de lui battent encore en d’autres corps, d’autres vies. Tout est juste. À couper le souffle. La geste chirurgicale, la dignité des soignants, le basculement douloureux des parents, passant du refus à l’acceptation du don, la première rencontre amoureuse de Simon et Juliette, le cœur en chamade, le cœur fragile de Claire, elle qui va recueillir, abriter, la pompe de Simon, la description clinique, au scalpel, des prélèvements successifs, jusqu’à la préparation de la dépouille, restitutio in integrum. J’en sors abasourdi, époustouflé. Un grand livre.

Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, Editions Verticales 2014

À ma petite maman

La tristesse est infinie. On a beau s’y préparer, se dire que ça va arriver, qu’un jour le téléphone sonnera pour nous dire ça, la fin, la mort, et qu’à partir de ce moment-là, les bras de sa petite maman ne seront plus là, que sa voix chaleureuse n’existera plus. La réalité dépasse tout en intensité. 

Le téléphone sonne. Oui, il a sonné. Avec ces mots-là. Et j’en suis sonné. C’est drôle, non, ces mots qui se disent pareil sans avoir le même sens? 

C’est mon petit papa qui m’a appelé. Émotion contenue. Non, barricadée serait le mot le plus juste. Il y a longtemps qu’il a fermé ces portes-là pour éviter qu’elles ne débordent. Enfin, j’ai toujours interprété ça ainsi. En réalité, je ne sais pas.

Longtemps, dans la série des téléphones de mauvaises augures, j’imaginais que ce serait pour lui qu’on m’appellerait pour me dire les mots chagrins, ces mots qu’on aimerait ne jamais entendre. Et que ce serait elle, au bout du fil, pour les prononcer, ces foutues paroles. Elle, elle avait toujours pris tant de soin à entretenir sa machine-corps, que l’ordre des choses, des événements, devait se dérouler ainsi. Dame, sa petite maman a elle avait vécu jusqu’à 102 ans. Si elle suivait le même fil de soi, elle devait vivre longtemps encore. 

Ça n’aurait pas été moins triste. Simplement, ce scénario-là était plus attendu. 

Mais la vie a une chienne de logique. Et c’est elle qui a pris l’aéronef des âmes pour changer d’horizon.

***

À l’instant où j’écris, je tombe dans le vide. 

Un vide qui laisse toute la place au chagrin. Alors, je ferme les yeux. Je continue d’écrire à l’aveugle, au milieu des vagues et des larmes en absence de mère. 

Je me dis peut-être que, si je pleure assez avant, avant de prononcer ces paroles devant vous, je n’en aurai plus aujourd’hui, que je serai sec d’eau et de toile, d’émotion forte, de cascade et de torrents, tout ce qui nous empêche d’exprimer ce qui mérite de l’être lorsqu’on dit adieu à sa maman.

Bon, je prends les choses dans l’ordre ou le désordre de ce qui me vient à l’esprit.

Cette semaine, sur la toile, j’ai lu ce mot d’Alice Ferney: « On peut mesurer la magie d’une présence à ce qui disparaît avec elle. » C’est exactement ça! Non que l’on se rende compte de la valeur d’un être au seul instant de l’absence, mais le vide est si grand à ce moment-là qu’il dévoile toute son ampleur.

Car tu as laissé des traces, ma petite maman.

Des traces et des confitures! D’ailleurs, je sais pertinemment que je ne suis pas le seul, ici, à être orphelin de tes confitures. Que celle ou celui qui ne se serait pas damné pour un petit pot de tes fraises me jette la première orange amère.

Il n’y a pas que l’orange qui est amère, aujourd’hui…

***

Je la vois encore dans cet appartement de Berne, il y a mille ans. Avec d’autres, elle était en grève de la faim pour protester contre la guerre au Vietnam. Elle m’avait impressionné, pour la première fois, petit mère courage. Et je crois que c’est là que j’ai appris à prononcer et vivre le mot « résister ».

Elle était capable de tendresse et de dureté. 

La tendresse toujours. Une tendresse de maman qui vous envahit lorsqu’elle vous prend dans ses bras et vous tricote les cheveux avec ses doigts en un geste qui dure, qui dure, qui dure encore, et dont on échappait que lorsqu’on devait absolument faire pipi. Une autre forme de « résistance ».

La dureté était plus rare. Mais elle existait. Parce qu’elle avait une sorte de morale, de point de vue que rien ne pouvait ébranler lorsqu’elle estimait avoir raison. Dans ces moments-là, elle pouvait vous pourfendre d’une lame. Une lame qu’elle réservait à celles et ceux qu’elle aimait, je sais.

Il n’y a pas si longtemps, elle était venue à une lecture, non loin d’ici. Il m’arrive souvent de ne pas me raser durant plusieurs jours. Je le fais uniquement lorsque je me dis qu’avec cette barbe de plus en plus blanche, je fais un peu barbon mal dégrossi. Elle était arrivée dans cette librairie et, sans détour, m’avait lancé: « Tu ressembles à un vieux con! ».

D’accord, ma petit maman.La prochaine fois, tu me fais une confiture de cactus.

***

Il y a 10 jours, un téléphone m’annonçait ton départ. Un accident. Un tout petit accident. Enfin, le truc aurait pu rester insignifiant pour une autre personne, une personne qui, contrairement à toi, n’était pas sous l’effet du Sintron. Tu sais, ce médicament qui anticoagule.

Il porte un joli nom, d’ailleurs. L’acénocoumarol. Parce qu’il vient de la coumarine.

Sans lui, tu aurais pu, un jour, faire une embolie, tes veines aurait pu se boucher, empêcher le sang de circuler, ne plus atteindre le coeur, ton coeur qui battait pour tout le monde.

Au lieu de cela, il a suffit d’un petit choc pour que la blessure se transforme en bombe atomique, un Hiroshima dans ton cerveau. Et tu es morte à la pensée, à l’écoute, au monde, aux sensations de nos caresses et de nos mains qui te disaient adieu.

Tu avais choisi de donner tes organes. L’hôpital, ici, s’est battu toute la nuit pour que ton corps reste vivant, pour que tout ne s’arrête pas là. L’hôpital, le personnel, très humain (merci à eux), mais toi aussi tu t’es battue jusqu’au bout pour que ta promesse de don soit possible encore.

Et, en cet instant, une partie de toi vit pour permettre à une autre de vie de continuer.

C’est beau. C’est humain. Cela te ressemble.

***

À la fin de cet adieu que je t’adresse, je vais te dire un poème. Un texte qui doit paraître bientôt, avec d’autres, en un recueil qui te sera dédié.

Un matin
J’ai pleuré longtemps
Si longtemps qu’une rivière
A traversé mon lit
Avant de se répandre
Autour de ma maison
Un navire accosta
De son ventre ont débarqué
Des cohortes vivantes
J’ignorais que mes larmes
Pouvaient porter le monde

J’aimerais maintenant vous faire entendre la chanson qui me faisait toujours penser à elle. Et aux femmes, à toutes les femmes comme elle. Une sorcière comme les autres, un texte extraordinaire d’Anne Sylvestre, interprétée ici par deux jeunes comédiennes québécoises, Laetitia Isembert et Nathalie Doummar.

Ah… une dernière chose avant que je vous laisse.

Une confidence que je vous fais.

Je n’ai jamais vraiment su comment écrire son prénom depuis que j’étais enfant. Michèle, avec l’accent grave, aussi grave que la nouvelle de sa mort? Ou Michelle, e-2l-e… Je me suis toujours trompé, usant de l’un ou de l’autre en fonction des saisons. Maintenant, je sais. Depuis qu’elle s’est envolé, je peux dire qu’elle a deux ailes…