J’écrirai sur ta peau

photo Teresa Carnuccio

Une performance littéraire érotique
Une création inspirée de textes d‘Emmanuelle Pagano et Pierre Crevoisier

Ce projet est le fruit d’une rencontre lente, comme le sont toutes les idées qui comptent un jour, celle d’une graine de mots semée un jour dans une terre fertile, des mots qui vibrent comme des plantes carnivores. L’une a découvert la littérature de l’autre et elle aime, au point de consacrer une émission entière, d’y revenir souvent, de mêler les histoires avec les émotions qu’elles portent.

Dans sa bibliothèque précieuse, Carine Delfini dépose aussi « L’absence d’oiseau d’eau », d’Emmanuelle Pagano. Des lettres envoyées à un homme, un autre écrivain avec lequel l’auteure projette un défi littéraire : se rencontrer entre les lignes, s’écrire le désir, croiser leurs plumes et la soif de leur découverte. Ils vivront cela, bien au-delà des mots, jusqu’aux corps qui se télescopent, s’aiment, avant la rupture. L’homme s’en va et ne laisse rien de ses traces. L’ « oiseau d’eau » d’Emmanuelle Pagano ne contient plus que sa parole à elle, un chant amoureux, fort et beau, qui dit chaque instant de la rencontre, de l’attente à la danse, du désir à la déchirure, comme les rebonds d’une pierre à la surface d’un étang. Sans chercher à répondre aux lettres d’Emmanuelle Pagano, Pierre Crevoisier apporte une autre voix sensible, le regard d’un homme, sa manière de dire l’amour, une musique au son grave et profond, la rencontre des corps, son désir d’en toucher l’âme à même la peau.

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J’écrirai sur ta peau suit les pas d’un télescopage amoureux, une rencontre vécue comme une fulgurance. Il s’agit d’une lecture-performance à trois voix : elle, lui, la musique, en un parcours d’équilibristes sur le fil de la langue.

Une expérience unique, à vivre le mercredi 10 avril 2019, à la Grange à Emile, à l‘occasion de la 2ème édition des Cellules poétiques (horaire et programme à venir sur le site du festival https://www.cellulespoetiques.ch)

Un hommage à ma petite grand-maman

Elle était là depuis si longtemps qu’on avait fini par imaginer qu’elle y serait encore lorsque nous serions vieux. Je veux dire vieux comme elle, la petite Jeanne, cette grand-maman de l’autre siècle, du début de l’autre siècle, s’il y a 102 ans, née dans un monde de cris et de fureur, lorsque des bombes et des tranchées déchiraient la terre.
Et, vieux, nous le sommes, certains d’entre nous en tous les cas, les autres, nous le devenons, chaque jour un peu plus …

Et soudain, elle n’est plus là.

Longtemps, je m’étais dit qu’il faudrait que je l’écoute, lui tende un micro, pour garder une trace de ce qu’elle racontait parfois de sa vie d’avant. Cette vie rugueuse où l’on doit abandonner ses rêves d’infirmière pour entrer à l’usine, cette vie de petits pas modestes où n’entre pas qui veut, même si l’on est de la haute et qu’on y laisse un enfant, une sorte de lutte des classes à l’envers, cette vie où la guerre a déchiré les liens, forcé à l’exil, au passage de la frontière, pas loin, juste derrière, et pourtant un autre monde, un monde où il faut serrer les dents encore, courber le dos, laisser passer les orages…

Et soudain, elle n’est plus là.

Elle n’est plus là pour le dire, pour raconter ces histoire qu’on eut dit sorties d’un autre temps, il y a mille ans peut-être, alors que c’était au 20eme siècle. Lorsque j’ai sorti mon micro pour les garder, ses mots se perdaient déjà, les fils entre les paroles se désarticulaient et l’on voyait les confettis dans la mémoire. Il y avait encore ces images extraordinairement précises qu’elle sortait d’on ne sait où, surtout lorsqu’elle parlait de ses enfants. On aurait pu sentir encore l’odeur des escaliers, le bruit des feuilles sur lesquelles on marche à l’automne, la sonnerie annonçant la reprise du travail à l’usine Lang. Puis il y avait un silence et une autre histoire, ailleurs.

Et soudain, elle n’est plus là.

Il faudra donc se contenter de bribes. Des bribes infimes de choses que nous n’avons pas vécu nous même, que nous cultiverons peut-être dans nos petits jardins de mémoire, avant de les laisser filer au vent.

Puisqu’il faut invoquer nos mémoires le jour du départ de la petite Jeanne, je vous confierai trois petites histoires. Et je puise dans mes trous de mémoire à moi.

Le premier souvenir vient de l’enfance. Il y a longtemps. Ma mère nous réveille, mon frère et moi. Il fait nuit. On dormira dans la voiture mais il faut qu’elle nous embarque. Il y avait des urgences comme ça où nous regardions passer les choses le nez collé à la fenêtre d’une voiture. Je me souviens encore de l’odeur de fumée et du froid de l’hiver. C’était la nuit de l’incendie de la route de Bure. C’est
cette mémoire-là que la petite Jeanne racontait encore, comme une litanie, au mois d’avril.

La deuxième trace est plus joyeuse. Elle a le goût du lapin et des vol-auvents. Le repas des dimanche chez grand-maman Jeanne. Un repas immuable, comme s’il fallait que les petits bonheurs familiaux réussissent à garder ce qu’ils ont. Un repas que
grand-maman faisait spécialement pour « son Jean-Claude », son héros absolu. Et il y avait toujours ce moment précis où « son Jean-Claude » nous sortait sa petite phrase, celle que tout le monde attendait: « si je quitte ma femme un jour, je retourne chez ma belle-mère ».

La troisième histoire. J’avais 17 ans. Et on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, écrivait Rimbaud. Lui poursuivait:

Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Moi je me prenais au sérieux. Très sérieux même, avec cette arrogance des petits hommes qui ne le sont pas encore. Et j’ennuyais grand-maman sur le sens du monde, les révoltes nécessaires et le sens de la frontière.
Je mélangeais tout en beurrant mes tartines.

Longtemps, je me suis interrogé sur le sens qu’elle donnait à sa longue petite vie. Et puis je me suis souvenu de ces coups de téléphone que l’on recevait parfois, ces dernières années, depuis que ces mains ne parvenaient plus à écrire.
Vous en avez sans doute reçu aussi.

Ces appels où elle commençait toujours par « C’est grand-manman » et où elle voulait simplement nous dire qu’elle pensait à nous et qu’elle nous aimait.
C’était sans doute cela, le sens.

Et soudain, elle n’est plus là.

Et nous devons maintenant nous débrouiller tout seuls.
Au-revoir, petite Jeanne!

 

P.S. La petite Jeanne est partie jeudi dernier. Elle avait 102 ans.

L’homme à la mer

Je vais mourir et jamais je n’avais pensé que ce serait ainsi. Aussi brutal. Aussi désespéré.

Joseph nous avait donné l’ordre de remonter les lignes. Allez, les gars, après, ce sera la dernière. L’équipage avait surgit, chacun de son côté, les uns de la cambuse où ils réchauffaient leurs estomacs à coup d’eau de vie, juste assez pour rester lucide, raccourcir les heures, les autres du fond de leur bannette, cherchant à gagner du temps sur la nuit, récupérer, s’étendre, tout habillé parfois, la peau collée à leur ciré humide, pour plonger dans le sommeil en rêvant du soleil.

Le cri bref du capitaine nous avait ramené à nos postes comme un film qu’on rembobine, en accéléré, avant de reprendre son histoire.

Le pont arrière est illuminé comme en plein jour. Au-dessus, les moteurs électriques ont déjà commencé à remonter les palangres partant droit dans le sillage du bateau. Les poulies grincent, se tendent, résistent. Le vent siffle à mes oreilles. Je n’entends plus les mots qui viennent du haut, sinon leurs intonations lorsqu’ils disent la colère ou le danger. Je sors les caisses d’appâts sur la plateforme, une masse de calamars et de harengs congelés, les pousse dans l’angle, à portée de main, prêtes lorsqu’il faudra relancer la ligne, après. Puis tout s’enchaîne très vite. Remonter l’orin, faire signe au haleur de ralentir le moteur hydraulique, une seconde, deux peut-être, détacher la bouée, tendre le poing pour lui dire de relancer, me retourner, les doigts déjà gelés, juste à temps pour voir le premier poisson débouler. Je le vois sortir de l’eau brusquement, la gueule écartelée, un grand halibut, il doit fait 150 kilos au moins, son corps se détache sur le fond noir de la mer, une masse luisante, secouée de convulsions, désespérées, il tourne, pendu à l’axe du hameçon, comme une hélice sortant de son axe en hoquets mécaniques, le ventre clair renvoyant la lumière, alternance de noir et de blanc électriques. Il est déjà à ma portée. Je vise la tête avec ma pointe. Un coup sec, donné verticalement dans l’élan de la ligne en mouvement, il s’arrache du métal et mon geste et mes bras accompagnent sa chute au centre du pont. Un éclair métallique s’abat sur lui, s’enfonce dans la chair, et le grand corps disparait dans le ventre de la cale. Juste le temps de revenir face à la mer et le suivant est sur moi.

C’est au moment de relancer que le coup arrive. Je prépare mes appâts lorsque j’entends le hurlement venant du haut. Un son aigu dans le fracas. Je lève les yeux en direction de la voix. C’est Joseph, le patron. Il est pile dans l’axe de la lumière et je ne vois que des mains en contrejour. Elles montrent la ligne. Je me retourne, aperçois la palangre coincée dans la poulie du vireur, le câble tendu comme une corde de piano, à la limite de la rupture. Je cours sans prêter attention au cordage qui s’amoncèle sur le pont. Le palan cède à ce moment-là, une brisure nette à la hauteur de son attache, la détonation d’un coup de fusil et la ligne file à l’horizontale, avec une force telle qu’elle emporte tout, la roue mécanique, le bras qui la tenait, l’ancre reliée à la bouée de tête, le cordage soudain libéré. Il se déroule comme un serpent dont je ne sens la morsure qu’un fraction de seconde avant le choc, une boucle autour de ma cheville, un noeud coulant emprisonnant ma botte avant l’écartèlement, ma jambe gauche d’abord, la droite déséquilibrée glissant sur le pont, mon corps emmené dans le geste, ma tête heurtant le métal du pont, la douleur fulgurante et le froid de la mer à l’instant où je m’y perds.

(Extrait de la nouvelle « L’homme à la mer », publiée dans le recueil collectif « Marins à l’encre », Editions Slatkine 2018, avec Diane Peykin et Mathieu Berthod, un projet de Chamade, Marc Decrey et Sylvie Cohen)

Un homme dit #metoo

beso a beso, marigela pueyrredon

dessin: Marigela Pueyrredon

 

Me too. Cela vous surprendra que je l’écrive ainsi. Je veux dire qu’un homme puisse dire qu’il a également vécu cette situation intolérable que les femmes, la majorité d’entre elles, vivent tous les jours.
C’est arrivé plusieurs fois. Il y a longtemps. J’étais jeune, très jeune. La première fois, j’avais 15 ans. C’était un temps où j’apprenais à voler de mes propres ailes, cette époque où l’on hésite entre la main qui vous accompagne et l’extrémité de la planche avant le plongeon dans la vie.
J’ignore comment j’étais arrivé dans cette maison des quartiers riches de la cité. Une fête improvisée. L’alcool se répandait, la musique gravissait les étages, accompagnant les couples dans des chambres rouges.
Le fils de la maison m’aborde. Il a plus de 20 ans. Il se présente, François. Il me propose de filer dans la maison pour surprendre quelques ébats. Un jeu de boutonneux. Je le suis.
Lorsqu’il m’invite à ouvrir la première porte, je fais le chat, sur la pointe des pieds. C’est alors qu’il me pousse à l’intérieur, ferme la porte derrière lui et s’empare d’un fusil militaire qui se trouvait à l’embrasure. « Déshabille-toi ».
Je ne l’ai pas fait. Je suis resté devant lui durant un temps qui, aujourd’hui encore, s’inscrit dans ma mémoire comme une éternité. Au-delà de la première violence, cette arme pointée, il n’a rien fait d’autre, sinon tenter de me persuader que j’avais intérêt à obéir, puis à céder « pour le plaisir », enfin à essayer- comment pouvais-je refuser ce que je ne connaissais pas?
Le temps infini passé, il a posé son arme et m’a laissé m’en aller, partir, quitter cette pièce et la maison, les jambes flageolantes.
J’étais presque un homme, j’apprenais à le devenir et j’ai plongé dans la vie. Longtemps, j’ai repensé à cet épisode et je sais ce qu’il a provoqué, induit, conditionné dans mon apprentissage du monde.
Je me suis dit que seul un homme pouvait utiliser sa queue comme un instrument de pouvoir et que je ne voulais pas ressembler à ces hommes-là.