Le Poisson vole!

Le Secret de Maria vu par Anne Bory
Le Secret de Maria, vue par Anne Bory

Le projet du Poisson volant a vraiment démarré! Le premier livret de la série, Le Secret de Maria est arrivé. Cette semaine, ce sera au tour de la sérigraphie. Je vis, je respire, je dors, je rêve avec ce projet : 12 nouvelles poétiques et décalées, audacieuses, tendres, crus, surréalistes et sensibles. Ces 12 textes seront illustrés par 12 femmes artistes, mis en musique et enregistrés par Alain Tissot. À partie du mois de novembre 2020, ces nouvelles seront publiées chaque mois. À vous de choisir l’abonnement qui vous convient: 

  • le podcast audio
  • le livret
  • la sérigraphie

L’appel à financement participatif

Si vous jetez un coup d’oeil sur Wemakeit, vous trouverez une belle idée et un projet éditorial original. Notez que les 40 premier·ère·s abonné·e·s recevront une invitation exclusive aux « préliminaires », la fête de lancement des déjantérotiques. Pour y découvrir la deuxième nouvelle, La Disparition, illustrée par Laura Dudler, une jeune artiste spécialiste en animation 2D. 

Merci d’en parlez autour de vous, de glisser un mot drôle à votre voisine de table, de murmurer un poème à l’oreille de vos amants, de hurler sur les toits comme les chats littéraires… 

La fin de mon utopie

Dans un peu plus d’un mois et demi, en août finissant, auront lieu les Utopiques, l’événement de la Maison éclose. Et si c’était la plus belle nuit de l’été? Ce sera.

L’allusion est loin d’être fortuite. Je me souviens d’une conversation avec Marie-Therese Bonadonna, au Club 44, à La Chaux-de-Fonds. C’était il y a deux ans et je lui racontais ce que j’avais envie de réaliser avec la Maison éclose. Nous venions de vivre cette expérience assez extraordinaire des Trains de vie et elle avait eu ce mot: « vous êtes comme un pop-up dans la vraie vie! ». L’idée était restée pour devenir le slogan de la maison. Nous avions préféré « étincelles » à « pop-up » pour éviter de devoir traduire chaque fois le sens aux non digital native.

Car le projet de la Maison éclose, depuis 5 ans, était là: inventer de nouvelles manières de partager la littérature, avec des couleurs dans les yeux, une générosité dans les gestes, le sens des paroles semées, des oreilles attentives, l’audace des rencontres fortuites, des ombrelles lumineuses, des mots glissés comme des peaux de bananes sous le gris des salons littéraires. 

Or, je le dis ici: les Utopiques sera mon dernier événement! Cinq ans après la première tentative des Désirs, je remettrai les clés de la maison (si quelqu’un souhaite les prendre) l’automne prochain. 

©Anne Bichsel, 2018

Il y a pour moi un formidable paradoxe: en tant qu’auteur, les événements de la Maison éclose sont exactement le genre de manifestation auquel j’aurais envie de participer. Or, l’expérience m’a montré qu’il est délicat – pour mille raisons plus ou moins complexes – de « s’inviter à ses propres fêtes » (comme à son enterrement). La plupart du temps donc, je renonce. Alors même que j’aurais une folle envie d’entrer par la fenêtre et de dire « j’aimerais vous faire un cadeau, un petit cadeau de lecture, une histoire que je vous raconterais à vous et à vous seul.e et dont vous sortiriez en riant, la larme à l’œil, le mors aux dents ou le cœur en chamade ». 

Il y a autre chose. Le projet initial de la Maison éclose était de proposer à des autrices et auteurs un partage commun. Cette utopie-là a fait long feu. Ce n’était que la mienne. Dans le fil de cette histoire brève (5 ans, c’est long et court en même temps), je n’ai pas su créer ce collectif. Les participations n’ont été que passagères. Peut-être quelqu’un.e d’autre réussira-t’il.elle à entraîner d’autres élans plus tard. Je l’espère. 

Il est clair que je n’ai pas envie de poser mon cul sur une chaise de salon du livre en attendant que le chaland s’y arrête un instant. J’irai donc ailleurs. Je ferai autre chose. Différemment sans doute. 

Tenez! J’ai imaginé une nouvelle expérience éditoriale. Cela s’appelle Le Poisson volant *. Je vous en reparlerai. 

*https://lepoissonvolant.ch/

Les déjantérotiques, un projet éditorial

Une nouvelle expérience artistique et littéraire

Les déjantérotiques est une collection de 12 nouvelles originales enregistrées sous la forme de podcasts et illustrées par 12 femmes artistes suisses. Les oeuvres seront disponibles sur une plateforme web, à raison d’une par mois durant un an, en plusieurs formats, selon les publics:  forme électronique, podcast audio, publication imprimée et sérigraphie d’artiste en tirage limité, numéroté et signé. Un portrait vidéo de chaque femme artiste sera également disponible, tourné par une jeune réalisatrice.

À noter que ces 12 nouvelles seront signées de ma plume.

Plus d’infos sur le site lepoissonvolant.ch

L’adieu

Il est là sur son lit d’hôpital, le corps en fétu de paille, recroquevillé comme une feuille d’hiver. La dernière fois que je l’avais vu, il peinait déjà à garder le lien entre ses mots. On le voyait les chercher entre la fenêtre et le vent, les rattraper juste avant qu’ils ne s’échappent dans un courant d’air. Là, il n’y a plus qu’un souffle, dedans, rauque, haché, comme un fil, un dernier fil entre lui et le monde.
Je prends sa main dans la mienne, les deux, les deux mains, l’une dessous pour recueillir, tenir, sentir, l’autre au-dessus pour caresser la peau, éprouver les doigts anguleux, fins, incroyablement fins. J’ai la sensation de tenir un oiseau tombé d’un nid.
Je viens de l’hiver, les doigts encore engourdis par le froid. J’imaginais le réchauffer, mais c’est sa chaleur à lui qui s’impose. Nos deux cœurs se parlent en silence, quelques mots mêlés, emmêlés, d’une lenteur de nuage suspendu, pour lui dire la chance que j’ai eu de le croiser dans la vie, dans ma vie. On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime. Les paroles de la chanson des Chedid me traversent l’esprit. Depuis qu’il est à l’hôpital, unité des soins palliatifs, elles m’entêtent. Littéralement. Je ne trouve pas de mot plus juste à cet instant: elles m’entêtent.

Je lui parle maintenant.

Je sais que, cette fois, je devrai prendre congé, lui dire adieu, ce truc définitif, absolu, assassin, ces mots qu’on prononce sans souffle, honteusement, comme des mots tueurs, comme s’ils étaient le geste même qui pousse le corps de l’autre dans le précipice.
Alors, je retarde encore, un peu, un instant, quelques secondes à imaginer que ce n’est pas vrai, que tout ceci n’est qu’un rêve, un cauchemar saugrenu, un mauvais coup qui ne tardera pas à s’estomper, à disparaître, qu’il va soudain ouvrir les yeux en disant et voilà, qu’on va rigoler de cette blague, cruelle, insupportable, en se tapant sur le ventre. Mais il ne se réveille pas.

Il m’entend. Je le devine à ces tremblements infimes qui affleurent à l’angle de la bouche. Il pleure maintenant. Les yeux clos plissent, un sanglot long naît au fond de lui pour rejoindre son visage. Une vague de tristesse lointaine.

Je lui dis que je l’aime, lui l’ami de 40 ans – nous étions si jeunes, presque enfants encore, devenus des déjàvieux – et voici qu’il s’en va.

Une image me revient. Celle d’une chambre sombre. Sur le lit, absente, sans parole ni regard, lointaine déjà, ma petite grand-mère, celle qu’on appelait la Reine Mère, la silhouette fondue à mesure que le corps laissaient le champ libre à la maladie, recroquevillée dans ses draps trop grands. Elle ne parlait plus depuis plusieurs jours. Lorsque je me suis penché sur elle pour l’embrasser avant la nuit, ses lèvres ont articulé deux mots très clairs: « à bientôt ». Rien de plus. J’avais toujours souri à sa foi absolue et obstinée. Là, au-delà, de la surprise, j’admirais sa confiance et la certitude qui la conduisait à imaginer notre rencontre prochaine, après la pluie. Je raconte ça à Roger. Moi le mécréant, je termine en lui disant au-revoir.

De ma poche, je sors le cadeau minuscule apporté: un obsidienne. Pierre te donne une pierre. Je la glisse à l’intérieur de sa paume. Tu sens ce caillou dans ta main? Ce sera la clé de ton voyage, un peu de moi que tu prendras avec toi. Ne la perds pas en route.

Il répond. Le sanglot revient encore. Le même que tout-à-l’heure, pas tout-à-fait le même en réalité, celui-là est plus fort, plus désespéré. Il m’emporte. J’ai l’impression qu’il me passe ses larmes que mes yeux écopent en silence.

Sa main a gardé la pierre et je suis parti. Dehors, le soleil se la coulait douce.

Lettre ouverte aux littérateurs à tort

photos: Anne Bichsel

Je vous écris la boule ventre.

Devant mes yeux, une photographie. Une petite brochette d’auteur·e·s. Ils, elles surtout, se tiennent dans l’ombre, sourire aux lèvres, le regard en quête de l’objectif. Devant, les livres, leurs livres, en piles ou en présentoir. La photo n’est pas bonne. Ces images ne sont pas destinées à « être bonnes », juste à dire que machin·machine était là. La scène se répète dans les salons ou les événements consacrés à la littérature.

Que le monde littéraire est triste, sans âme ni imagination dans sa manière d’être au monde!

Il suffirait de peu de choses, pourtant. D’une étincelle de vie d’abord, d’une idée qui germe ensuite, tourne dans sa boule avant de sortir, simple, en fonction du contexte. Tenez, sur un marché, si nous inventions un petit salon de messages poétiques: deux chaises longues, un parasol, asseyez-vous madame, installez-vous monsieur, prenez vos aises, un petit verre ? Je vais vous raconter une histoire et votre chaise se transformera en tapis volant!

« Le monde littéraire est triste,
sans âme ni imagination
dans sa manière d’être au monde! »

Depuis mille ans, je me demande à quel moment nous nous rendrons compte que ce ne sont pas les auteur·e·s en rang d’oignons qui donneront envie d’ouvrir un livre à quelqu’un qui ne lit pas. Quelle différence existe-t-il entre une assemblée politique et la plupart des « rencontres littéraires ». Formellement, aucune. Les deux reproduisent un mode événementiel dépourvu d’imagination.

Ne serait-il pas temps d’inventer de vrais gestes artistiques dans cette représentation des livres et des auteur·e·s, de proposer un sens et une esthétique de la rencontre? Je ne parle pas d’images, de paraître, de bling bling, juste de la nécessité d’ajouter la dimension qui manque aux événements littéraires: une expérience artistique du partage et du lien social.

On répète à l’envi que le livre est particulier, en même temps instrument de culture et objet marchand. Le premier statut le sacralise, le second le banalise. Or, dans la manière d’exposer le livre et de présenter les auteur·e·s, seule la marchandise existe. La dimension artistique n’est que supposée, sous-jacente, enfermée dans le carcan des conventions et de l’indifférence. C’est particulièrement frappant dans les salons littéraires, lorsque les rangs d’oignons impatients attendent le chaland dans le bruit et la fureur des marchands de tapis de mots (pas ceux qui volent, ceux qui masquent la poussière).

Et on continue. Jusqu’à quand? Je crains que ce ne soit pour longtemps encore.

« Nous avons tenté d’inventer
quelques fulgurances,
des étincelles,
de petites beautés à vivre et distribuer.
(…)
Chaque fois, celles et ceux qui ont
vécu ces instants avec nous
ont rêvé un peu.
Le problème de la vraie vie,
c’est que le rêve s’efface au réveil. »


J’aimerais bien que cette vision soit partagée. Mais je ne rêve pas. Elle ne l’est pas. Pas du tout.

Les associations ou sociétés d’écrivains ne s’y aventurent pas. Dans l’économie littéraire, elle n’existent pas. Elles ne font pas le poids.
Les éditeurs sont indifférents. Ils n’en ont pas vraiment besoin Pour une bonne partie d’entre eux (pas tous, soyons justes), les aides à l’édition, les subventions glanées, couvrent les frais du livre lorsqu’on l’imprime… un système déséquilibré qui n’encourage ni à l’accompagnement des auteur.e.s, ni à la promotion du livre.
Les libraires? Ils.elles sont exsangues. Ne leur en demandez pas plus.
Les organisateurs d’événements, eux, sont parfois sensibles au propos. Mais ils font du chiffre avec les pointures, pas avec des idées nouvelles.
Les journalistes, ils s’en tapent.

Quant aux auteur·e·s, ils ne vont pas ruer dans les brancards, trop heureux de faire partie des élus et attentifs à ne pas heurter les mains qui les invitent à défaut de les nourrir. D’ailleurs, en parlant de nourrir, on a bien d’autres préoccupations plus sérieuses à débattre, la rémunération, les droits d’auteur, par exemple, plutôt que de nous interroger sur une esthétique et le sens de notre présence.

Nous avons tenté d’inventer quelques fulgurances, des étincelles, de petites beautés à vivre et distribuer. Cette idée-là s’appelle la Maison éclose. Quelques événements, depuis 2015: les Désirs de Mon Repos, les Rolls du Château de Morges, les Gourmandises du Jardin botanique de Lausanne, les Trains de vie jurassiens.

Portés par l’enthousiasme – et une part de naïveté – nous avons inventé les DéLivreures pour offrir de petits cadeaux de lectures au public, les Labos pour donner aux auteur.e.s le goût et l’envie de porter, partager les textes, de créer la relation, d’oser. Chaque fois, celles et ceux qui ont vécu ces instants avec nous ont rêvé un peu. Le problème de la vraie vie, c’est que le rêve s’efface au réveil.

Et Il y avait encore mille idées dans nos chapeaux.

Il y avait.

Je conjugue au passé. Parce qu’il a fallu déchanter, renoncer, redimensionner au moins. Pour éviter l’épuisement. Parce que nos propositions, si belles soient-elles, ne sont qu’une cerise poétique sur un gâteau qui n’en a pas besoin. Je corrige: qui n’en éprouve pas le besoin.
La Maison éclose va continuer son petit chemin. Là, elle doute un peu. Elle a la boule au ventre. Mais elle se transformera. Nous reviendrons à nos premiers gestes artistiques: l’organisation d’un bel événement par année, en un lieu exceptionnel, hors les murs et les institutions.

Juste avant de refermer cette lettre, je lis la phrase inscrite à l’entrée de ma maison depuis des années: « A plant does not grow by pulling on the stem », on ne fait pas pousser une fleur en tirant sur la tige. Depuis le temps, il serait bon que je l’assimile vraiment.

Chapelle, le 28 juillet 2019
Pierre Crevoisier