L’adieu

Il est là sur son lit d’hôpital, le corps en fétu de paille, recroquevillé comme une feuille d’hiver. La dernière fois que je l’avais vu, il peinait déjà à garder le lien entre ses mots. On le voyait les chercher entre la fenêtre et le vent, les rattraper juste avant qu’ils ne s’échappent dans un courant d’air. Là, il n’y a plus qu’un souffle, dedans, rauque, haché, comme un fil, un dernier fil entre lui et le monde.
Je prends sa main dans la mienne, les deux, les deux mains, l’une dessous pour recueillir, tenir, sentir, l’autre au-dessus pour caresser la peau, éprouver les doigts anguleux, fins, incroyablement fins. J’ai la sensation de tenir un oiseau tombé d’un nid.
Je viens de l’hiver, les doigts encore engourdis par le froid. J’imaginais le réchauffer, mais c’est sa chaleur à lui qui s’impose. Nos deux cœurs se parlent en silence, quelques mots mêlés, emmêlés, d’une lenteur de nuage suspendu, pour lui dire la chance que j’ai eu de le croiser dans la vie, dans ma vie. On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime. Les paroles de la chanson des Chedid me traversent l’esprit. Depuis qu’il est à l’hôpital, unité des soins palliatifs, elles m’entêtent. Littéralement. Je ne trouve pas de mot plus juste à cet instant: elles m’entêtent.

Je lui parle maintenant.

Je sais que, cette fois, je devrai prendre congé, lui dire adieu, ce truc définitif, absolu, assassin, ces mots qu’on prononce sans souffle, honteusement, comme des mots tueurs, comme s’ils étaient le geste même qui pousse le corps de l’autre dans le précipice.
Alors, je retarde encore, un peu, un instant, quelques secondes à imaginer que ce n’est pas vrai, que tout ceci n’est qu’un rêve, un cauchemar saugrenu, un mauvais coup qui ne tardera pas à s’estomper, à disparaître, qu’il va soudain ouvrir les yeux en disant et voilà, qu’on va rigoler de cette blague, cruelle, insupportable, en se tapant sur le ventre. Mais il ne se réveille pas.

Il m’entend. Je le devine à ces tremblements infimes qui affleurent à l’angle de la bouche. Il pleure maintenant. Les yeux clos plissent, un sanglot long naît au fond de lui pour rejoindre son visage. Une vague de tristesse lointaine.

Je lui dis que je l’aime, lui l’ami de 40 ans – nous étions si jeunes, presque enfants encore, devenus des déjàvieux – et voici qu’il s’en va.

Une image me revient. Celle d’une chambre sombre. Sur le lit, absente, sans parole ni regard, lointaine déjà, ma petite grand-mère, celle qu’on appelait la Reine Mère, la silhouette fondue à mesure que le corps laissaient le champ libre à la maladie, recroquevillée dans ses draps trop grands. Elle ne parlait plus depuis plusieurs jours. Lorsque je me suis penché sur elle pour l’embrasser avant la nuit, ses lèvres ont articulé deux mots très clairs: « à bientôt ». Rien de plus. J’avais toujours souri à sa foi absolue et obstinée. Là, au-delà, de la surprise, j’admirais sa confiance et la certitude qui la conduisait à imaginer notre rencontre prochaine, après la pluie. Je raconte ça à Roger. Moi le mécréant, je termine en lui disant au-revoir.

De ma poche, je sors le cadeau minuscule apporté: un obsidienne. Pierre te donne une pierre. Je la glisse à l’intérieur de sa paume. Tu sens ce caillou dans ta main? Ce sera la clé de ton voyage, un peu de moi que tu prendras avec toi. Ne la perds pas en route.

Il répond. Le sanglot revient encore. Le même que tout-à-l’heure, pas tout-à-fait le même en réalité, celui-là est plus fort, plus désespéré. Il m’emporte. J’ai l’impression qu’il me passe ses larmes que mes yeux écopent en silence.

Sa main a gardé la pierre et je suis parti. Dehors, le soleil se la coulait douce.