Les bandits et leurs méthodes

Vous sentez la tempête qui se lève aux États-Unis ? Une tempête radicale, annonciatrice – je vais oser le mot – d’une dictature. D’aucuns diront que j’exagère, que je prends mes fantasmes pour des réalités, qu’il existe suffisamment de garde-fous pour que la démocratie américaine tienne debout dans la tourmente.

Observons simplement les faits, leur succession depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, il y a un mois à peine. Avant même. Depuis sa réélection du 5 novembre 2024. On pourrait remonter à 2020, lorsqu’il refusait de reconnaître sa défaite, incitant ses partisans à contester le résultat, jusqu’à l’assaut du Capitole.

Le premier acte était là. La remise en cause des institutions démocratiques, la lente érosion, le doute instillé, répandu… Toutes les dictatures de l’histoire ont commencé ainsi. Par cette idée semée que les branches de l’arbre démocratique étaient pourries et qu’une reprise en main était nécessaire. Et on n’allait pas se contenter de couper les branches. Il fallait détruire l’arbre.

Le 20 janvier, les insurgés du Capitole ont été libérés et le personnel judiciaire qui avait instruit le dossier de la responsabilité de Trump dans les événements du 6 janvier 2021 a été limogé.

Essayons d’imaginer la suite. Et partons des signes avant-coureurs qui ont précédé les dictatures, dans l’ordre ou le désordre, surtout le désordre, la confusion et la sidération provoquées par l’arbitraire.

Petite liste à l’usage des honnêtes gens :

  • La propagande et le contrôle de l’information
  • La délégitimation des contre-pouvoirs
  • La personnalisation de l’autorité
  • La criminalisation de l’opposition
  • L’affaiblissement de la démocratie
  • La restriction des libertés fondamentales
  • L’usage de la peur et de la division
  • La militarisation du pouvoir

Prenez un crayon et biffez ce qui ne convient pas au tableau américain actuel. À part la criminalisation des opposants et la militarisation, tout y est. Et encore, les exceptions ne sont qu’une question de temps. Les injonctions à supprimer de toutes les actions gouvernementales les programmes évoquant l’égalité et la diversité, jusqu’aux mots suspects à censurer de la recherche, l’exigence à dénoncer et écarter les réfractaires, celles et ceux qui osent désobéir, les « irrécupérables », les appels à marquer les insubordonnés au fer rouge…

Écoutez bien Elon Musk et Donald Trump justifier la fermeture brutale de l’Agence américaine pour le développement international. Sur X, Musk condamne l’USAID comme une « organisation criminelle ». Trump estime que l’organisation est « dirigée par une bande de fous extrémistes ». Sans preuve, sinon des rumeurs répandues. L’illustration parfaite du chien dont on dit qu’il est malade pour l’achever. L’USAID, c’est un budget de 42,8 milliards de dollars consacré à l’humanitaire et à l’aide au développement dans 120 pays. La plus importante organisation mondiale. On imagine le chaos provoqué par sa fermeture, les conséquences catastrophiques à travers la planète.

Aujourd’hui, il suffit que les mensonges paraissent comme vraisemblables.

Quant aux démonstrations de force du pouvoir, attendons les soubresauts, les colères, les désespérations, les gestes des millions de gens brisés et laissés sur le carreau par des décisions politiques erratiques. Pour l’heure, les Américains sont saisis par la sidération.

Nous aussi. Pas tous. On sent poindre ici la jubilation de l’extrême, la jouissance à voir débarquer la vague trumpiste de ce côté de l’Atlantique. Sur les rézocios, les langues se délient, se déchaînent. Je lisais hier ces commentaires répétés en boucle qui souhaitent la fin prochaine des « délires wokistes » et des « féminismes », appelant à « éliminer », comme « Trump nous en montre la voie » … Les mots sont encore minoritaires, mais les chiens sont lâchés.

Ils nomment cela la liberté d’expression. « Si la pensée peut corrompre le langage, écrivait Georges Orwell, le langage peut aussi corrompre la pensée. Un mauvais usage du langage peut faire croire à des absurdités et rendre impossible la pensée critique. »[1]

L’autre jour, le poème de Martin Niemöller m’est revenu en mémoire (ce sera mon point Godwin) :

Quand les nazis sont venus chercher les communistes,

je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.

Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne pour protester.


[1] Georges Orwell, La politique et la langue anglaise, 1946

La résistance solitaire

photo Jeff Widener, AP


Depuis le geste d’Ahou Daryaei, je lis quelques réflexions qui relèvent l’inutile sacrifice auquel conduiraient ces gestes solitaires. 

À quoi auraient servi les bras croisés d’August Landmesser, le 13 juin 1936 à Hambourg ? Lors du lancement d’un navire de guerre, en présence de Hitler, on le voit refuser, bras croisés, au milieu d’une foule de personnes faisant le salut hitlérien. Une photographie immortalise l’attitude. Emprisonné après une tentative de fuite au Danemark, la mort de sa femme juive au camp de concentration de Bernburg, il sera enrôlé de force dans la Wehrmacht et mourra sur le front croate en 1944. 

Quelle serait l’utilité du geste extraordinaire de l’inconnu qui, le 5 juin 1989, sur la Place Tienanmen, s’est posé devant des chars chinois venus écraser les manifestations étudiantes ? L’image – que dis-je, l’icône, montre un homme, vêtu d’une chemise blanche et tenant des sacs de courses, seul face à une colonne de chars Type 59 de l’armée chinoise. Il a même grimpé sur le premier char pour parler au conducteur. La résistance pacifique d’un homme sans nom. 

Jusqu’à ceux et celles qui, anonymes, tout au long de l’Histoire, lors des massacres turcs en Arménie, en Allemagne nazie, au Vietnam, en URSS stalinienne, au Chili, dans toutes les dictatures sud-américaines, au cœur de l’Apartheid sud-africain, sous les machettes rwandaises, à Gaza aujourd’hui (j’en oublie), ont refusé de se soumettre, par l’acte ou la parole, ont dit non ou ont simplement tourné le dos à leurs bourreaux, pour finir une balle dans la tête. Ils et elles n’ont eu pour témoin que des foules terrorisées, complices parfois, impuissantes souvent, dans le bruit et la fureur du silence. À quoi a servi leur résistance ?

C’est ce que qu’écrivent aujourd’hui des stratèges en cravate. Il faut « s’organiser », « agir de concert », « établir une toile d’araignée pour ne rien laisser passer », jusqu’à conclure qu’ « un soulèvement ne s’improvise pas » (sic). La posture des raisonnables. Il y a de l’indécence dans ces « leçons de stratégie ». En les lisant, je repense à cette phrase d’Andreï Sakharov : « La puissance d’un État totalitaire ne réside pas dans ses armements, ses blindés, ses services de police ni ses frontières fermées. Sa puissance réside dans l’obéissance docile des citoyens et leur participation au mensonge commun ».

Qui sommes-nous pour juger l’homme qui, intimement, entre lui et lui, dit je n’irai pas plus loin ? Ou la femme déchirant son voile pour revendiquer sa liberté ? 

La résistance ne se décrète pas. Quelqu’un qui, même solitaire, s’oppose à l’injustice, mérite notre respect. Et un peu d’humilité.

Elle se nomme Ahou Daryaei

Elle vit dans un monde où le regard de l’autre l’emprisonne, lui impose de porter des vêtements qui lui couvrent le corps entier, le visage, les cheveux, voile noir dont le but est de faire disparaître ses formes, jusqu’à la rendre invisible.

Je pense à ces portraits d’une mère et de sa fille. Sur la série de photographies, au fil du temps, les visages et les tenues, joyeuses et colorées, se couvrent progressivement de tissus dont la couleur se fond au noir du décor. De la vie à la mort. Jusqu’à les effacer. Là, elles sont afghanes, mais elles symbolisent toutes les femmes en noir du monde. Celles dont une morale, un régime politique, des hommes, ne veulent plus que des ombres. 

Hier à Téhéran, Ahou Darayei, une jeune étudiante en littérature, a dit non. 

Elle s’est déshabillée, ne gardant que ses sous-vêtements, avant de poser ainsi dans la rue. Un défi aux regards fuyants des autres. Une résistance face à l’indifférence. Un acte de courage. 

Car il en faut du courage pour ainsi s’exposer à la répression des gardiens et des mollahs. 

On se souvient de Mahsa Amini, morte en cellule, le 16 septembre 2022, après son arrestation pour « port incorrect du hijab » par la police des mœurs. Elle avait 22 ans. 

Hadis Najafi, 20 ans, tuée de 6 balles par la police lors d’une manifestation. Une vidéo la montrait dévoilant ses cheveux. 

Vida Movahed, « la fille de la rue Enghelab ». Elle avait porté silencieusement son voile blanc au bout d’un bâton durant d’une heure. C’était le 27 décembre 2017. 

Narges Mohammadi, 52 ans. Militante des droits humains emprisonnée à plusieurs reprises par le régime iranien. Prix Nobel de la Paix 2023. 

Nasrin Sotoudeh. Avocate des droits humains. Elle défendait les femmes arrêtées pour avoir refusé le niqab. Le 13 juin 2018, elle a été condamnée à 10 ans de prison et 148 coups de fouet pour « incitation à la débauche ». 

D’autres encore. Et nous regardons. 

Teshima Art Museum: on ne photographie pas une émotion

(photo DALL-E)

Imaginez un dôme de béton lavé où l’on entre religieusement, comme dans une cathédrale blanche. Le silence et le murmure des instants précieux. Vous vous êtes déchaussé avant d’entrer. Deux ouvertures ovales apportent une lumière douce à l’espace. On vous a dit que les œuvres minuscules se trouvent au sol, alors vous avancez prudemment, les yeux baissés. 

De l’eau sourd du sol par endroits. Une goutte se forme, grandit, roule en direction d’une pente que l’on ne devine que plus tard, lorsque la goutte devient bille lumineuse, en rejoint une autre, rampe, enfle, s’étire, roule, ralentit soudain jusqu’à suspendre sa course. Elle attend une autre goutte, plus hardie qu’elle, pour grossir encore, de ronde s’allonge, glisse sur le sol en fil animal, serpent liquide qui absorbe au passage des humidités hésitantes, jusqu’à rejoindre une flaque incertaine. Le sol contient des obstacles invisibles. Puis des renforts arrivent en bandes qui bousculent les tranquillités immobiles, les remettent en mouvement, en bribes, en filet ondulant. Lorsqu’elles s’échappent enfin, c’est pour en rejoindre d’autres selon une logique de vallée glaciaire. On perçoit les passages, les pentes minuscules dont les sinuosités rassemblent les flux en direction d’un point de collecte où les eaux finissent par se fondre. Une seconde, je  songe à ce poème de Khalil Gibran racontant la peur de la rivière à disparaître dans la mer. 

Vous captez alors la chanson de l’eau retournant dans la pierre, un étonnant glou-glou de percolation lente, et vous imaginez le réseau extraordinaire construit pour irriguer chaque parcelle de l’espace, en cycles continus. 

C’est beau. D’une beauté indicible. Le temps s’arrête. Vous restez longuement sans geste ni parole, immobile, fasciné par les mouvements multiples des gouttes en cohortes parcourant le sol de cette cathédrale de pierre polie. 

Il n’y aura pas d’image. On ne photographie pas une émotion. Vous ne garderez que l’esprit de cet instant vécu entre l’eau et vous. 

TESHIMA ART MUSEUM

Architecte: Ryue Nishizawa

Artiste: Rei Naito

https://arquitecturaviva.com/works/museo-de-arte-teshima-4

La peur, Khalil Gibran

On dit qu’avant d’entrer dans la mer, une rivière tremble de peur. Elle regarde en arrière le chemin qu’elle a parcouru, depuis les sommets, les montagnes, la longue route sinueuse qui traverse des forêts et des villages, et voit devant elle un océan si vaste qu’y pénétrer ne parait rien d’autre que devoir disparaître à jamais. Mais il n’y a pas d’autre moyen. La rivière ne peut pas revenir en arrière. Personne ne peut revenir en arrière. Revenir en arrière est impossible dans l’existence. La rivière a besoin de prendre le risque et d’entrer dans l’océan. Ce n’est qu’en entrant dans l’océan que la peur disparaîtra, parce que c’est alors seulement que la rivière saura qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan.

Sincères condoléances

À une personne en deuil, je ne dis jamais « sincères condoléances ». Il y a des formules, comme ça, que l’usage a vidé de leur sens et ne (me) disent plus rien. Formules à l’emporte-pièce que l’on sort d’un chapeau mécanique lors de cette circonstance, en même temps particulière et commune, le décès d’une personne proche, pour tenter d’exprimer une forme d’empathie.

Tentative avortée.

Et ils sont nombreux, ces mots désincarnés: bon anniversaire, joyeux Noël, pas de souci, RIP, congrat, bonne année, meilleurs vœux, bon courage, etc.  C’est un peu comme ces décors de photographe dans lesquels les visages des protagonistes ont été substitués par des trous où l’on insère sa tronche. Du carton-pâte.

Essayons autre chose.

Il suffirait d’un instant suspendu entre ciel et terre, de s’arrêter sur le bord du chemin, de respirer le parfum de la nuit, d’attendre qu’une pensée fugace nous traverse, d’apprivoiser l’incertitude, de se demander ce que dirait le vent à l’oreille de la mer en passant sur la vague… Et d’oser écrire ce qui naît.