
image tirée de « La route », Manu Larcenet, BD inspirée du roman de Cormac McCarthy, Dargaud 2024.
Je suis toujours surpris lorsque j’entends un ultra-libéral parler de liberté. Avec ce sentiment étrange d’écouter un boucher disserter sur les vertus du tofu soyeux. Il y a comme un parfum d’imposture, au mieux une profonde méprise sur le sens des mots.
Prenons par exemple la “liberté d’expression”, devenue ces derniers temps le cheval de bataille de certaines figures de l’ultra-libéralisme américain, des libertariensdutout comme Elon Musk ou JD Vance. Ils en parlent comme d’un droit sacré, un socle fondateur de la démocratie. Sur le principe, on est d’accord. Mais ce qu’ils revendiquent, c’est d’abord le droit de dire tout ce qu’ils veulent, sans conséquences, sans contradiction, sans responsabilité. Une vision asymétrique de la liberté : eux doivent pouvoir parler fort, longtemps, partout, même au mépris de la vérité ou de la dignité d’autrui. Mais que leurs adversaires politiques prennent la parole, qu’ils dénoncent les injustices, les abus, les dérives… et voilà qu’on les traite de « woke » (le repoussoir à la mode), d’ennemis de la liberté, de propagandistes à censurer ou à exclure.
Faisons aujourd’hui le compte des chercheurs intimidés, des scientifiques licenciés, des mots bannis du vocabulaire, des plateformes muselées, des journalistes exclus, des genres interdits, des voix critiques évacuées des débats — au nom de cette même « liberté » qui tient lieu d’oxymore. Le paradoxe est là : ceux qui prétendent défendre la liberté parlent souvent au nom d’un monopole sur la parole. Ils en font une arme idéologique, d’une réthorique brutale, pas un bien commun.
Et c’est bien là le problème : quand la liberté est réduite à celle de commercer sans contrainte, de licencier sans justification, de parler sans écouter, de dominer sans partage, comment peut-on la nommer encore ? Une forme maquillée de pouvoir. Un pouvoir sans contre-pouvoir, un monologue déguisé en dialogue, un Pinocchio sinistre parlant de vérité.
Invoquer cette liberté-là, c’est travestir le mot pour en détourner le sens. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus [1]. Une façon de le tuer.
[1] Il vaut la peine de relire le contexte dans lequel cette phrase a été écrite: https://www.ttoarendt.com/2020/10/mal-nommer-un-objet-c-est-ajouter-au-malheur-de-ce-monde.html