
La culture crève la gueule ouverte!
Sous les coups d’assommoir successifs, ces vagues qui fabriquent un monde fermé, à distance, masqué, terriblement silencieux, un monde où l’on ne se dévisage plus, où les regards s’évitent (normal, pense-t-on, puisque l’autre est toujours la menace, le danger, le porteur du mal), les artistes sont en état de sidération.
On a éteint les lumières, fermé les théâtres, interdit les spectacles, relégués les concerts, claquemuré les galeries, interrompu la musique, oublié les musées. Et les rêves du monde se sont éteints. Comment rêver la vie lorsque le lendemain est incertain, hypothétique, suspendu à des choix qui ne tiennent pas une semaine, ouvert aujourd’hui, fermé demain, ou après-demain, pour combien de temps encore? Car le temps n’existe plus. Cela fera bientôt un an que nous sommes entre parenthèses…
La gueule ouverte…
Durant le premier confinement, on voyait encore des sourires, des étincelles dans les yeux, des fulgurances. Nous avons aimé les idées naissantes, les petites joies virtuelles, les distances créatives. Aujourd’hui, plus rien. Ou presque. Sinon les soubresauts culturels, des gestes qui ressemblent parfois à la course folle des poules dont on a coupé la tête.
La gueule ouverte…
Mais je vais dire un truc qui ne va pas plaire. Si nous en sommes là, c’est aussi parce que le monde de la culture ne sait pas comment « être » collectivement. Nous pensons et agissons en ordre dispersé. Les organisations qui nous représentent pareil. Elles ne sont que la somme de nous-mêmes, jamais la sublimation de nos capacités créatives.
Or, par beau temps, nos fleurs et nos couleurs uniques sont jolies au soleil. Par vents contraires, elles n’ont jamais appris à fonctionner, à collaborer, à grandir, à résister ensemble.
Nous sommes atomisés, fragmentés.
La gueule ouverte…
Longtemps, nous avons vécu la précarité artistique comme allant de soi. Dans le monde réel – le monde capitaliste, donc, cette étroitesse de la vie et de l’esprit où l’économie est l’unique mesure – la culture ne peut revendiquer une autre place que celle du funambule. Nous l’acceptions même. Dans une certaine mesure, cette fragilité rassurait une part de nous-même. Ni dieu, ni maître! Elle disait, en creux, que nous étions libres.
Cette situation précaire faisait – et fait toujours – partie du système. Un système dans lequel les plus forts – parfois , ce sont les plus talentueux, mais pas toujours, souvent les adaptés, les plus chanceux, les plus beaux, les plus plus – surnagent ou volent, lors même que les cohortes vivotent, que les autres, tous les autres, cachetonnent, se démerdent, se réchauffent, en espèrant un destin d’étoiles filantes.
Et lorsque l’artiste revendique un autre soleil, les gardiens du temple le rappellent à son mythe: l’art n’est pas marchandise. Le piège est réthorique, mais il fonctionne toujours.
La gueule ouverte…
On me dit en coulisse que ça vient, que les choses changent, qu’un espoir existe. Je lis qu’une Taskforce Culture existe et qu’elle effectue « un travail de lobbying au même titre que les autres secteurs à Berne, ce qui était inexistant auparavant » (interview de Jocelyne Rudasigwa, Heidi.news, 18.12.2020).
J’espère aussi. Mais je doute. Parce que la « culture » a mille trains de retard sur « les autres secteurs ». Parce qu’on n’apprend pas les règles du jeu d’influences dans la tempête si on ne les a assimilées et exercées auparavant. Une amie restauratrice me parlait de « la machine de guerre GastroVaud », une organisation qui pèse de tout son poids sur les décisions politiques. Les bistrots ne sont pas épargnés par le yo-yo des fermetures, ils n’échappent pas aux incertitudes de la navigation sans étoile, mais leur voix compte. La culture hurle au milieu d’un désert.
En zone de turbulences, au coeur de l’adversité, des solidarités minuscules naîssent. Elles sont magnifiques, créatives – du monde artistique, on n’attend pas moins que des gestes poétiques ou flamboyants – mais elles manquent de souffle. À peine nées qu’elles s’épuisent déjà. Et, surtout, les fulgurances des uns ignorent souvent les initiatives des autres.
La dernière action en date est magnifique, pertinente, d’une beauté simple et forte. Sans culture, le silence. Elle s’efface déjà derrière les indifférences. Alors que l’acte, aisément reproductible sans moyens démesurés – à peine des paroles échangées, une communication, une stratégie partagée, pourrait se multiplier à l’infini, prendre de l’ampleur, un envol, se transformer en vague humaine et symbolique. Sans culture, on vous montrera le silence. Elle ne sera qu’un cri éphémère.
Parce qu’un agrégat d’indignations la porte. Exactement comme le monde culturel n’est qu’un ensemble de fragments, de petit morceaux de gens.
La gueule ouverte…
Avant de fermer ma gueule. J’aimerais vous dire que je rêve encore. Un peu. Sous la neige. À l’instant où j’écris, je n’ai pas la solution tirée d’un chapeau magique. Plusieurs fois, je me suis cassé la gueule à tenter des croisements artistiques. Mais je rêve toujours.