La culture, la gueule ouverte

Toba Khedoori
artiste: Toba Khedoori

La culture crève la gueule ouverte! 

Sous les coups d’assommoir successifs, ces vagues qui fabriquent un monde fermé, à distance, masqué, terriblement silencieux, un monde où l’on ne se dévisage plus, où les regards s’évitent (normal, pense-t-on, puisque l’autre est toujours la menace, le danger, le porteur du mal), les artistes sont en état de sidération. 

On a éteint les lumières, fermé les théâtres, interdit les spectacles, relégués les concerts, claquemuré les galeries, interrompu la musique, oublié les musées. Et les rêves du monde se sont éteints. Comment rêver la vie lorsque le lendemain est incertain, hypothétique, suspendu à des choix qui ne tiennent pas une semaine, ouvert aujourd’hui, fermé demain, ou après-demain, pour combien de temps encore? Car le temps n’existe plus. Cela fera bientôt un an que nous sommes entre parenthèses…

La gueule ouverte…

Durant le premier confinement, on voyait encore des sourires, des étincelles dans les yeux, des fulgurances. Nous avons aimé les idées naissantes, les petites joies virtuelles, les distances créatives. Aujourd’hui, plus rien. Ou presque. Sinon les soubresauts culturels, des gestes qui ressemblent parfois à la course folle des poules dont on a coupé la tête. 

La gueule ouverte…

Mais je vais dire un truc qui ne va pas plaire. Si nous en sommes là, c’est aussi parce que le monde de la culture ne sait pas comment « être » collectivement. Nous pensons et agissons en ordre dispersé. Les organisations qui nous représentent pareil. Elles ne sont que la somme de nous-mêmes, jamais la sublimation de nos capacités créatives. 

Or, par beau temps, nos fleurs et nos couleurs uniques sont jolies au soleil. Par vents contraires, elles n’ont jamais appris à fonctionner, à collaborer, à grandir, à résister ensemble. 

Nous sommes atomisés, fragmentés. 

La gueule ouverte…

Longtemps, nous avons vécu la précarité artistique comme allant de soi. Dans le monde réel – le monde capitaliste, donc, cette étroitesse de la vie et de l’esprit où l’économie est l’unique mesure – la culture ne peut revendiquer une autre place que celle du funambule. Nous l’acceptions même. Dans une certaine mesure, cette fragilité rassurait une part de nous-même. Ni dieu, ni maître! Elle disait, en creux, que nous étions libres.

Cette situation précaire faisait – et fait toujours – partie du système. Un système dans lequel les plus forts – parfois , ce sont les plus talentueux, mais pas toujours, souvent les adaptés, les plus chanceux, les plus beaux, les plus plus – surnagent ou volent, lors même que les cohortes vivotent, que les autres, tous les autres,  cachetonnent, se démerdent, se réchauffent, en espèrant un destin d’étoiles filantes. 

Et lorsque l’artiste revendique un autre soleil, les gardiens du temple le rappellent à son mythe: l’art n’est pas marchandise. Le piège est réthorique, mais il fonctionne toujours. 

La gueule ouverte…

On me dit en coulisse que ça vient, que les choses changent, qu’un espoir existe. Je lis qu’une Taskforce Culture existe et qu’elle effectue « un travail de lobbying au même titre que les autres secteurs à Berne, ce qui était inexistant auparavant » (interview de Jocelyne Rudasigwa, Heidi.news, 18.12.2020).

J’espère aussi. Mais je doute. Parce que la « culture » a mille trains de retard sur « les autres secteurs ». Parce qu’on n’apprend pas les règles du jeu d’influences dans la tempête si on ne les a assimilées et exercées auparavant. Une amie restauratrice me parlait de « la machine de guerre GastroVaud », une organisation qui pèse de tout son poids sur les décisions politiques. Les bistrots ne sont pas épargnés par le yo-yo des fermetures, ils n’échappent pas aux incertitudes de la navigation sans étoile, mais leur voix compte. La culture hurle au milieu d’un désert. 

En zone de turbulences, au coeur de l’adversité, des solidarités minuscules naîssent. Elles sont magnifiques, créatives – du monde artistique, on n’attend pas moins que des gestes poétiques ou flamboyants – mais elles manquent de souffle. À peine nées qu’elles s’épuisent déjà. Et, surtout, les fulgurances des uns ignorent souvent les initiatives des autres. 

La dernière action en date est magnifique, pertinente, d’une beauté simple et forte. Sans culture, le silence. Elle s’efface déjà derrière les indifférences. Alors que l’acte, aisément reproductible sans moyens démesurés – à peine des paroles échangées, une communication, une stratégie partagée, pourrait se multiplier à l’infini, prendre de l’ampleur, un envol, se transformer en vague humaine et symbolique. Sans culture, on vous montrera le silence. Elle ne sera qu’un cri éphémère.

Parce qu’un agrégat d’indignations la porte. Exactement comme le monde culturel n’est qu’un ensemble de fragments, de petit morceaux de gens.

La gueule ouverte…

Avant de fermer ma gueule. J’aimerais vous dire que je rêve encore. Un peu. Sous la neige. À l’instant où j’écris, je n’ai pas la solution tirée d’un chapeau magique. Plusieurs fois, je me suis cassé la gueule à tenter des croisements artistiques. Mais je rêve toujours.

Le gouffre

Je ne sais ce qui est le plus grave: un homme dont on connaît, depuis quatre ans, la manière de parler, de fonctionner, de diriger, ou ce qui se passe sous nos yeux dans le débat public. Le premier continue de procéder comme il l’a toujours fait, au mépris de tout, des autres, de la démocratie, d’un peuple, usant de l’insulte en 280 caractères, comme s’il était normal que le président de la première puissance mondiale parle, hurle, éructe de cette façon. La dignité n’a jamais été sa valeur ou sa préoccupation première. On le sait. Rien d’étonnant à ce qu’il poursuive sur le même fil. En quatre ans, on avait fini par comprendre, à défaut de l’accepter, que le chaos est son essence même, qu’il ne vit bien qu’en divisant, en fracturant le monde. 

Mais ce que l’on a perçu, au cours de ces quatre années, est que cette manière d’exister au pouvoir percolait dans la société toute entière, que l’insulte devenait un mode naturel de s’adresser à l’autre, l’adversaire, celui qui ne pense pas comme moi. Le président ne parle pas, il vomit. Sur les « réseaux asociaux », on ne pense pas, on crache. Et les vannes du mépris généralisé se sont ouvertes larges, la plupart du temps sous le couvert d’un avatar anonyme. Les mots n’ont plus de poids ni d’importance. La vérité non plus. 

La vérité. Chacun se l’arrache et l’assène. Dans le flux des « alternatives », c’est à ceux ou celles qui frapperont le plus fort, vox populi qui ne garde que ce qui surnage du brouhaha. Le « débat démocratique » devient un jeu de porte-voix ou la parole journalistique n’est souvent plus qu’un bruit parmi les autres. 

Est-ce plus grave qu’à l’époque d’Albert Camus? Souvent, je relis ce discours de 1958, où il parlait de ce métier qui était le sien, exercé, disait-il, « dans la si affreuse société intellectuelle où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans, comme le chien de Pavlov salivait à coups de cloche et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence. »

Des paroles fortes. Elle datent de plus de 60 ans. Mais cette permanence des constats ne me rassure pas. Au contraire. Elle montre que le pire est un gouffre. Et nous y sommes. 

Chapelle, 7 novembre 2020

On n’en finit pas de basculer

On ne finit pas de basculer, mais c’est dans le vide!

Chaque fois qu’un événement dramatique a lieu dans l’espace public, les mêmes formules reviennent, comme une litanie: « il y aura un avant et après », « plus rien ne sera comme avant »…

Il y a eu Charlie et la sidération. Le Bataclan et la mobilisation. Le camion de Nice et la tétanisation. D’autres événements encore aux indignations plus brèves. Chaque fois, on a dit le basculement et tout a continué. 

Aujourd’hui, un homme est égorgé et décapité en pleine rue, à Conflans-Sainte-Honorine, un soir d’automne 2020. Il était enseignant. Il avait 47 ans. Et son assassin n’avait que 18, un jeune réfugié tchétchène arrivé en France avec ses parents il y a 10 ans à peine. 

Le geste est brutal, violent, barbare, insupportable. Je ne compare pas les douleurs, je ne soupèse pas, je ne dis pas oui mais, je n’invoque pas pas d’autres crimes pour le placer dans la balance des injustices. Rien ne justifie cette horreur-là! L’ignoble est toujours un absolu. Et je songe à cet homme, à l’enfant qui ne le verra plus, au chagrin de ses proches, à l’immense déchirement intime que cette famille vit. Oui, pour eux, « plus rien ne sera comme avant »!

Et je lis. Depuis 48 heures, je ne peux faire autre chose que de parcourir le fil des mots qui passent et éclatent à la gueule du monde. Les journaux, les médias, en boucles, qui répète les faits, les noms, l’enquête, les gardes à vue, le début de l’histoire, celle d’un prof d’histoire qui traite, avec ses élèves, de la liberté d’expression et montre le cul de Mahomet, les caricatures de Charlie. 

Les réseaux sociaux. Ah, les réseaux sociaux… En écrivant « réseaux », je pense soudain à « raison », alors même que ces tam-tams en sont si peu dotés. Les réseaux sans raison. 

Lorsque j’apprends un drame tel que celui-là, la première chose que je fais, c’est de me taire. Parce que je dois digérer, assimiler ce qui se trouve hors de mon champ du concevable. La seule parole possible est d’abord le silence. 

Alors je lis et absorbe. Les indignations, les condamnations, les éructations, les accusations, les provocations, les appels aux meurtres, les doigts pointés sur l’immigration, les récupérations, les amalgames, les vomissures, les justifications…

Dans l’enchaînement des publications stériles, ce troll qui débarque de la lune, se fait rembarrer, traiter de « salaud » par une autre et s’indigne ensuite de la manière dont on le traite, regarde son nombril, alors que la seule chose qu’on lui demande est d’avoir la dignité de « fermer sa gueule ». 

Autant de paroles et si peu d’intelligence. 

Une exception. Delphine Horvilleur, femme rabbin à la subtilité remarquable: « Le véritable blasphème, écrit-elle, consiste à croire que l’Eternel, ses prophètes ou ses envoyés seraient si vulnérables et susceptibles qu’ils auraient besoin qu’on prenne leur défense. »

Elle souligne ce que l’on devrait cultiver comme un jardin précieux: le droit de dire, de débattre, d’interroger, de douter de toutes les certitudes du monde, de tous les récits dont on a peuplé nos angoisses humaines et, en premier lieu, des religions. Et d’en rire.

Cette liberté-là est non-négociable.

L’adieu

Il est là sur son lit d’hôpital, le corps en fétu de paille, recroquevillé comme une feuille d’hiver. La dernière fois que je l’avais vu, il peinait déjà à garder le lien entre ses mots. On le voyait les chercher entre la fenêtre et le vent, les rattraper juste avant qu’ils ne s’échappent dans un courant d’air. Là, il n’y a plus qu’un souffle, dedans, rauque, haché, comme un fil, un dernier fil entre lui et le monde.
Je prends sa main dans la mienne, les deux, les deux mains, l’une dessous pour recueillir, tenir, sentir, l’autre au-dessus pour caresser la peau, éprouver les doigts anguleux, fins, incroyablement fins. J’ai la sensation de tenir un oiseau tombé d’un nid.
Je viens de l’hiver, les doigts encore engourdis par le froid. J’imaginais le réchauffer, mais c’est sa chaleur à lui qui s’impose. Nos deux cœurs se parlent en silence, quelques mots mêlés, emmêlés, d’une lenteur de nuage suspendu, pour lui dire la chance que j’ai eu de le croiser dans la vie, dans ma vie. On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime. Les paroles de la chanson des Chedid me traversent l’esprit. Depuis qu’il est à l’hôpital, unité des soins palliatifs, elles m’entêtent. Littéralement. Je ne trouve pas de mot plus juste à cet instant: elles m’entêtent.

Je lui parle maintenant.

Je sais que, cette fois, je devrai prendre congé, lui dire adieu, ce truc définitif, absolu, assassin, ces mots qu’on prononce sans souffle, honteusement, comme des mots tueurs, comme s’ils étaient le geste même qui pousse le corps de l’autre dans le précipice.
Alors, je retarde encore, un peu, un instant, quelques secondes à imaginer que ce n’est pas vrai, que tout ceci n’est qu’un rêve, un cauchemar saugrenu, un mauvais coup qui ne tardera pas à s’estomper, à disparaître, qu’il va soudain ouvrir les yeux en disant et voilà, qu’on va rigoler de cette blague, cruelle, insupportable, en se tapant sur le ventre. Mais il ne se réveille pas.

Il m’entend. Je le devine à ces tremblements infimes qui affleurent à l’angle de la bouche. Il pleure maintenant. Les yeux clos plissent, un sanglot long naît au fond de lui pour rejoindre son visage. Une vague de tristesse lointaine.

Je lui dis que je l’aime, lui l’ami de 40 ans – nous étions si jeunes, presque enfants encore, devenus des déjàvieux – et voici qu’il s’en va.

Une image me revient. Celle d’une chambre sombre. Sur le lit, absente, sans parole ni regard, lointaine déjà, ma petite grand-mère, celle qu’on appelait la Reine Mère, la silhouette fondue à mesure que le corps laissaient le champ libre à la maladie, recroquevillée dans ses draps trop grands. Elle ne parlait plus depuis plusieurs jours. Lorsque je me suis penché sur elle pour l’embrasser avant la nuit, ses lèvres ont articulé deux mots très clairs: « à bientôt ». Rien de plus. J’avais toujours souri à sa foi absolue et obstinée. Là, au-delà, de la surprise, j’admirais sa confiance et la certitude qui la conduisait à imaginer notre rencontre prochaine, après la pluie. Je raconte ça à Roger. Moi le mécréant, je termine en lui disant au-revoir.

De ma poche, je sors le cadeau minuscule apporté: un obsidienne. Pierre te donne une pierre. Je la glisse à l’intérieur de sa paume. Tu sens ce caillou dans ta main? Ce sera la clé de ton voyage, un peu de moi que tu prendras avec toi. Ne la perds pas en route.

Il répond. Le sanglot revient encore. Le même que tout-à-l’heure, pas tout-à-fait le même en réalité, celui-là est plus fort, plus désespéré. Il m’emporte. J’ai l’impression qu’il me passe ses larmes que mes yeux écopent en silence.

Sa main a gardé la pierre et je suis parti. Dehors, le soleil se la coulait douce.

Lettre ouverte aux littérateurs à tort

photos: Anne Bichsel

Je vous écris la boule ventre.

Devant mes yeux, une photographie. Une petite brochette d’auteur·e·s. Ils, elles surtout, se tiennent dans l’ombre, sourire aux lèvres, le regard en quête de l’objectif. Devant, les livres, leurs livres, en piles ou en présentoir. La photo n’est pas bonne. Ces images ne sont pas destinées à « être bonnes », juste à dire que machin·machine était là. La scène se répète dans les salons ou les événements consacrés à la littérature.

Que le monde littéraire est triste, sans âme ni imagination dans sa manière d’être au monde!

Il suffirait de peu de choses, pourtant. D’une étincelle de vie d’abord, d’une idée qui germe ensuite, tourne dans sa boule avant de sortir, simple, en fonction du contexte. Tenez, sur un marché, si nous inventions un petit salon de messages poétiques: deux chaises longues, un parasol, asseyez-vous madame, installez-vous monsieur, prenez vos aises, un petit verre ? Je vais vous raconter une histoire et votre chaise se transformera en tapis volant!

« Le monde littéraire est triste,
sans âme ni imagination
dans sa manière d’être au monde! »

Depuis mille ans, je me demande à quel moment nous nous rendrons compte que ce ne sont pas les auteur·e·s en rang d’oignons qui donneront envie d’ouvrir un livre à quelqu’un qui ne lit pas. Quelle différence existe-t-il entre une assemblée politique et la plupart des « rencontres littéraires ». Formellement, aucune. Les deux reproduisent un mode événementiel dépourvu d’imagination.

Ne serait-il pas temps d’inventer de vrais gestes artistiques dans cette représentation des livres et des auteur·e·s, de proposer un sens et une esthétique de la rencontre? Je ne parle pas d’images, de paraître, de bling bling, juste de la nécessité d’ajouter la dimension qui manque aux événements littéraires: une expérience artistique du partage et du lien social.

On répète à l’envi que le livre est particulier, en même temps instrument de culture et objet marchand. Le premier statut le sacralise, le second le banalise. Or, dans la manière d’exposer le livre et de présenter les auteur·e·s, seule la marchandise existe. La dimension artistique n’est que supposée, sous-jacente, enfermée dans le carcan des conventions et de l’indifférence. C’est particulièrement frappant dans les salons littéraires, lorsque les rangs d’oignons impatients attendent le chaland dans le bruit et la fureur des marchands de tapis de mots (pas ceux qui volent, ceux qui masquent la poussière).

Et on continue. Jusqu’à quand? Je crains que ce ne soit pour longtemps encore.

« Nous avons tenté d’inventer
quelques fulgurances,
des étincelles,
de petites beautés à vivre et distribuer.
(…)
Chaque fois, celles et ceux qui ont
vécu ces instants avec nous
ont rêvé un peu.
Le problème de la vraie vie,
c’est que le rêve s’efface au réveil. »


J’aimerais bien que cette vision soit partagée. Mais je ne rêve pas. Elle ne l’est pas. Pas du tout.

Les associations ou sociétés d’écrivains ne s’y aventurent pas. Dans l’économie littéraire, elle n’existent pas. Elles ne font pas le poids.
Les éditeurs sont indifférents. Ils n’en ont pas vraiment besoin Pour une bonne partie d’entre eux (pas tous, soyons justes), les aides à l’édition, les subventions glanées, couvrent les frais du livre lorsqu’on l’imprime… un système déséquilibré qui n’encourage ni à l’accompagnement des auteur.e.s, ni à la promotion du livre.
Les libraires? Ils.elles sont exsangues. Ne leur en demandez pas plus.
Les organisateurs d’événements, eux, sont parfois sensibles au propos. Mais ils font du chiffre avec les pointures, pas avec des idées nouvelles.
Les journalistes, ils s’en tapent.

Quant aux auteur·e·s, ils ne vont pas ruer dans les brancards, trop heureux de faire partie des élus et attentifs à ne pas heurter les mains qui les invitent à défaut de les nourrir. D’ailleurs, en parlant de nourrir, on a bien d’autres préoccupations plus sérieuses à débattre, la rémunération, les droits d’auteur, par exemple, plutôt que de nous interroger sur une esthétique et le sens de notre présence.

Nous avons tenté d’inventer quelques fulgurances, des étincelles, de petites beautés à vivre et distribuer. Cette idée-là s’appelle la Maison éclose. Quelques événements, depuis 2015: les Désirs de Mon Repos, les Rolls du Château de Morges, les Gourmandises du Jardin botanique de Lausanne, les Trains de vie jurassiens.

Portés par l’enthousiasme – et une part de naïveté – nous avons inventé les DéLivreures pour offrir de petits cadeaux de lectures au public, les Labos pour donner aux auteur.e.s le goût et l’envie de porter, partager les textes, de créer la relation, d’oser. Chaque fois, celles et ceux qui ont vécu ces instants avec nous ont rêvé un peu. Le problème de la vraie vie, c’est que le rêve s’efface au réveil.

Et Il y avait encore mille idées dans nos chapeaux.

Il y avait.

Je conjugue au passé. Parce qu’il a fallu déchanter, renoncer, redimensionner au moins. Pour éviter l’épuisement. Parce que nos propositions, si belles soient-elles, ne sont qu’une cerise poétique sur un gâteau qui n’en a pas besoin. Je corrige: qui n’en éprouve pas le besoin.
La Maison éclose va continuer son petit chemin. Là, elle doute un peu. Elle a la boule au ventre. Mais elle se transformera. Nous reviendrons à nos premiers gestes artistiques: l’organisation d’un bel événement par année, en un lieu exceptionnel, hors les murs et les institutions.

Juste avant de refermer cette lettre, je lis la phrase inscrite à l’entrée de ma maison depuis des années: « A plant does not grow by pulling on the stem », on ne fait pas pousser une fleur en tirant sur la tige. Depuis le temps, il serait bon que je l’assimile vraiment.

Chapelle, le 28 juillet 2019
Pierre Crevoisier