L’appropriation

Je me souviens de la première fois. C’était en été 1980. L’interview d’un étudiant polonais rencontré à Fribourg au temps des revendications polonaises, la création de Solidarność. Janusz raconte les premiers mouvements de juillet, la colère contre l’augmentation des produits alimentaires, Gdansk, le début de la fronde des chantiers navals, 17’000 ouvriers en grève au mois d’août. J’enregistre. J’écris. J’envoie un long texte au « Démocrate », l’ancêtre du Quotidien jurassien. Le texte est publié. Mon premier geste journalistique.

Quelques semaines plus tard, une amie italienne m’appelle. Une traduction de l’interview est publiée dans un journal régional de la Péninsule. Le contexte a été modifié par l’obscure agence qui a diffusé le texte. Si ma signature figure bien en pied de page, elle est complétée par « de notre correspondant à Gdansk ».

Ma minuscule « carrière » journalistique a donc commencé par une appropriation et un mensonge. À mon corps et plume défendant. Mais imaginez ce qu’un directeur d’agence de presse répond à un jeune apprenti journaliste qui demande correction (et accessoirement des droits d’auteur). J’entends encore son arrogance téléphonique : “vous devriez être content que votre prose soit publiée ici… l’écrit journalistique passe plus difficilement les frontières que le fromage”. Avant de raccrocher.

C’était avant internet, avant le web, avant les réseaux sociaux, avant cette époque où le plagiat et l’appropriation deviendront pratiques courantes, un sport numérique global, encouragés par l’étalage exponentiel des publications du monde. Nous y sommes. Dans le flux des infos qui courent, il suffit d’un clic, d’un copier-coller magique, comme un tour de passe-passe, pour que le trait d’esprit, l’image leste, la petite histoire du voisin virtuel change de couleur, passe d’un mur à l’autre, geste mille fois répété. Quelle est la source ? Je ne sais pas. Qui est l’auteur ? Je l’ignore. D’où vient l’info ? Quelle importance, puisque c’est beau, drôle, subtil ou vrai (biffez ce qui ne convient pas). Les emprunts brouillent les pistes et diluent les responsabilités.

Posez la question à un serial emprunteur. Il vous répondra au mieux qu’il ignorait, au pire qu’il s’en tape. L’ignorance ou le mépris. Et pourquoi s’attarder à un mot éphémère, un petit truc sans important que tout le monde aura oublié le lendemain, détends-toi, mec, les images s’envolent.

Désolé, mais je dis non.

Je me souviens d’un autre emprunt. A première vue, l’image est dégradée, floue. Elle trahit la copie de copie, la vidéo qu’on s’est passé sous le manteau numérique. Deux hommes sur un banc, un jeune, un vieux. Le vieux aperçoit un oiseau, demande (en grec, on reconnaît le grec) « qu’est-ce que c’est », l’autre lève la tête de son journal et répond distraitement « un moineau », le vieux répète la question, deux fois, trois fois, le jeune s’énerve. Le vieil homme se lève alors, s’en va, revient avec un carnet de notes, les siennes, racontant l’histoire d’un père répétant 21 fois à son enfant que l’oiseau qu’ils voyaient était un moineau… fin de l’histoire, on en a les larmes aux yeux, c’est beau comme l’éternité des relations et des malentendus entre l’avant et l’après, entre la vie et la fin, entre des pères, des mères et des enfants. Mais le film s’interrompt brusquement, sans générique de fin.

Moi, lorsque je tombe sur une histoire intelligente et sensible, mon premier réflexe est de savoir qui et comment. Il suffit de chercher un peu d’ailleurs. Un peu parce que ce court-métrage grec de 2007 a fait le buzz sur un tas de blog souvent culcul-la-praline qui se contentent tous de publier une version tronquée de la vidéo à coup de « tellement vrai » et de morale à deux balles. Je trouve la version complète, avec les génériques de fin et de début. On y apprend que le réalisateur est Constantin Pilavios et que le film se nomme « What is that ? ».

Tenez! Il est ici.

What is that ? court-métrage de Constantin Pilavios (Grèce)

En fait, je crois que le moteur de l’appropriation, conscient ou non, est toujours l’auto-valorisation de celle ou celui qui la pratique. Tous les coups sont permis, jusqu’à effacer les traces, de l’artiste, du contexte, de l’origine, tout pour éviter l’ombre portée et recueillir, ne serait-ce qu’un bref instant, la reconnaissance du monde. Une aura par procuration, un vol de données égotique.

Lorsqu’au hasard de vos croisements de perles de lunes sur le net, vous découvrez quelque chose qui vaut la peine d’être partagé, un beau regard humain, un humour ravageur, l’image d’une terre inconnue, une vérité à transmettre, imaginez-vous passeuse ou passeur d’intelligence. Faites l’effort d’en connaître l’origine, évitez l’emprunt par réflexe, ayez cette curiosité minimale de rechercher la source, de reconnaître celles et ceux qui réalisent, créent, inventent. Et de leur laisser ce crédit.