
Je lis et relis. La prise de Kaboul par les Talibans, les flots humains sur l’aéroport Hamid Karzai, l’accueil exigé de d’humains en détresse, le noir des burqas comme seul avenir des femmes afghanes, la solidarité qui s’exprime, son contraire.
Dans le flux des nouvelles du monde, je m’arrête à ça. Parce que je pourrais prendre n’importe quel autre sujet: les lois homophobes de Viktor Orban, le séisme en Haïti, la Méditerranée transformée en cimetière humain, le conflit larvé entre le Maroc et l’Algérie, les incendies du Magreb, la fonte des banquises, les bouleversements climatiques, la terre saccagée, le plastic dans les ventres marins, le suicide assisté, les mesures sanitaires, la vaccination des enfants, les terres rares dans les batteries des voitures électriques, le charme des éoliennes, la politique énergétique, le viol comme arme de guerre, le bétail humain, les féminicides, les vieux abandonnés dans leur poussière, un SDF immolé à Belgrade, les sans-papiers dans un caniveau, la peine de mort pour les pédophiles, l’indifférence des mères porteuses, la fin du monde, les tueurs de Poutine, les glaces au citron, bref, tout, n’importe quelle trace du monde qui bat sur les réseaux, et le constat s’impose: celui d’une cacophonie suffisante et vulgaire!
Comme après chaque séisme agitant l’épiderme sensible de la terre, on retrouve les cohortes d’experts en politique internationale de comptoir, en contre-terrorisme improvisé, en résistance de salon. Sans oublier les cyniques qui se fendent de quelque vomissure, comparent les foules afghanes à des poulets sans tête. Les comparateurs de misères : pourquoi l’Afghanistan et les barbus alors qu’on se fout du Mali et de Boko Haram ? Un autre exige une résistance des fuyards, en affirmant que « si nous n’avions pas été debout, nous serions Allemands à l’heure qu’il est » … Un point Godwin, un. Une femme, cette fois, tranche dans le vif : « Qu’ils se démerdent ! Ils l’ont bien voulu ! Et qu’on ne nous demande pas de les aider, alors que nos petits vieux n’ont pas de quoi vivre ».
Ce qui frappe, c’est la médiocrité. Elle est prégnante. Tout le monde sait. En une phrase. Définitive. Radicale.
Et toujours cette tendance de plus en plus claire, cette vague omniprésente dès que les commentaires suivent le fil d’un média : la haine journalistique. Un journal ne peut plus rien publier sans qu’il soit soupçonné de défendre des intérêts occultes, un journaliste d’écrire sur ordre, pieds et poings liés, un idiot vendu aux actionnaires, soumis à la crainte de voir la main qui le nourrit lui retire sa tartine beurrée ou, par conformisme, accusé de hurler avec les loups du pouvoir, de se laisser emporter par les courants dominants. J’écris « courant », non « pensée ».
J’essaie d’imaginer. Un individu lambda, un être humain comme vous et moi, qui fait la vaisselle et salue ses voisins dans l’escalier, qui embrasse peut-être ses enfants avant leurs rêves, un mec dont on dirait qu’il ne ferait de mal à une mouche (vous pouvez relire la phrase au féminin). Placez-le devant un écran, anonyme ou presque, à tout le moins avec cette illusion de distance et d’incognito qu’apporte l’écran, et balancez un truc, n’importe quoi sans doute (voir la liste non-exhaustive plus haut). Et le voilà qui éructe, qui crache, qui insulte… comme si l’on avait affaire à un double noir de lui-même, un être guidée par ses seules pulsions, un joueur fou qui n’aurait jamais dépassé le stade du « kill´em up », dégainant les mots (et l’orthographe) à la kalach.
Ce monde-là m’inquiète. Alors, je ne lis plus. Je vais reprendre l’Homme révolté, celui « qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »[1] Avec Albert Camus, peut-être saurais-je un jour « aimer un monde qui n’est pas aimable ».
[1] Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951