Soumission

© photo Petar Mitrovic

Sur les réseaux sociaux, je publie une prise de position au sujet de l’initiative anti-burqa. Celle Amnesty International dont je partage la vision. Je dis surtout que l’interdit n’aidera pas les femmes soumises au port du niqab et qu’il les isolera plus encore, les rendra socialement plus invisibles. Les réactions ne manquent pas, preuve que le sujet est sensible et complexe. Ce que je regrette toujours est est qu’elle ne dépasse que rarement l’invective.

Un mec me dit: « vous oubliez une soumission, la vôtre ». Je souris. J’ignore qui il est, son histoire, ses pensées. Lui aussi d’ailleurs. Nous ne nous sommes jamais parlé, jamais croisés. C’est d’ailleurs la première fois que je vois son blaire sur la toile. Et il parle de ma « soumission ». De deux choses l’une: soit il est très fort, il me connaît mieux que moi-même, et il perçoit, il sent, il distingue le mal au premier signe; soit sa pensée n’a pas dépassé le viscéral et ne vaut pas plus qu’un réflexe pavlovien. L’autre dit un truc qui me dérange, je salive, je bave. 

En même temps, je réfléchis à cette idée de soumission. Je comprends bien l’allusion houellebecquienne, celle de l’écrivain désenchanté qui, par intérêt, sans passion, se convertit à l’islam dans un monde, une France, qui a voilé Marianne. 

Ainsi, je serais celui-là, si l’on en croit l’autre. 

Or, durant toute mon existence, s’il est une chose que j’ai cultivée, c’est bien l’indépendance d’esprit, le libre arbitre, et la capacité toujours renouvelée à savoir dire non. Pas n’importe quand ni n’importe comment, mais en distinguant les basculements, les temps et les lieux où mes valeurs fondamentales se heurtaient au réel – où risquaient de le faire. 

… s’il est une chose que j’ai cultivée, c’est bien l’indépendance d’esprit, le libre arbitre, et la capacité toujours renouvelée à savoir dire non.

Quand était-ce? Je devais avoir 14 ans et, lors d’une soirée partagée avec des réfugiés chiliens, ils avaient raconté les lendemains de putsch du 11 septembre 1973, le stade de Santiago, les prisons de Pinochet et les tortures. Dans ma tête d’ado, ces mots avaient éclaté et avaient tourné longtemps en boucle, jusqu’à devenir, au-delà du trauma – parce que cette découverte, dans les mots de chairs et de violence perçus ont aussi été cela – une part de moi-même et de ma vision du monde.

Cette entrée fracassante dans la vie d’adulte aurait pu être initiée par Nuit et brouillard, La Shoah de Lanzman, le génocide arménien, la souffrance des Hibakusha, les survivants des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, le massacre de Mỹ Lai, L’Archipel du Goulag, Sabra et Chatila, l’apartheid sud-africain, l’écrasement du Printemps de Prague, etc. Chaque fois que des êtres humains tuent, violent, massacrent, éliminent d’autres être humains. La contemporanéité du Chili et de ma curiosité au monde ont fait que ce télescopage s’est réalisé là.

Par la suite, j’ai vécu longtemps avec ces images, ces paroles, et l’engagement qu’elles ont provoqué: ma dignité humaine ne peut survivre que dans ma capacité à résister. 

Quelques années plus tard, j’ai croisé les mots de Vladimir Boukovski, le dissident soviétique confronté à l’univers totalitaire. Il y avait cette phrase que j’avais recopiée en grand , en lettres rouges, au-dessus de mon lit. Je suis allé la rechercher dans le texte, page 35: « Nous avons compris une grande vérité, à savoir que ce n’est pas le fusil, ce ne sont pas les chars, ce n’est pas la bombe atomique qui engendre le pouvoir, et le pouvoir ne repose pas sur eux. Le pouvoir naît de la docilité de l’homme du fait de sa capacité d’obéir » 1.

Naïvement, je songeais qu’il y avait une compétence, essentielle, vitale, que nous devrions introduire dans nos enseignements, l’éducation des enfants, partout, toujours, jusque dans les écoles: la désobéissance. Non pas le geste de refus d’une contrainte ou d’un devoir, la poudre d’escampette, la fuite face à la réalité, le défi que l’on cherche en disant non à une règle, le confort parfois de se soustraire… Non, mais une manière sensible d’identifier l’inhumain, l’inacceptable, l’intolérable dans ce que l’on exige de nous, de développer une capacité subtile à sentir, à anticiper, à prévenir l’instant où nous devrons résister.

C’est ainsi que j’ai objecté. 

Un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. Cette époque où l’obligation de « servir son pays » se traduisait par tu seras un petit soldat, mon fils. Pour y échapper, il y avait bien la voie médicale ou psychiatrique, le certificat qui précisait l’inaptitude. Sinon, c’était la prison.  

La promesse que, chaque fois que ce serait nécessaire, en cas d’incendie humaine, elle sera. Elle résistera. Je résisterai.

J’ai fait ce choix. Il ne s’agissait pas de me dérober à un devoir citoyen. Au contraire. Ce devoir-là, j’aurais souhaité l’accomplir autrement. Je me suis battu pour le dire, l’affirmer, le démontrer, traduire ma conviction en actes. Mais nous étions au temps des affrontements Est-Ouest, un mur entre les deux, une course aux armements, une guerre froide à vivre, des missiles au-dessus de la tronche, le spectre atomique pour équilibrer la terreur. Si vis pacem para bellum était le seul refrain possible. Lever un doigt pour affirmer que l’on pouvait réfléchir et agir d’une autre manière, penser les solidarités plutôt que de se masser aux frontières en cas d’invasion, tout cela te reléguait illico au rang de traître à la patrie.

Je viens de là. 

Ce sont de curieux territoires, des espaces de solitude, de doutes profonds, de dents serrées, de colères avalées. Il m’a d’ailleurs fallu du temps pour déserrer les dents, après.

Aujourd’hui, je ne ferai pas de l’insoumission un mode de vie. Mais sa capacité reste en tous les cas intacte. La promesse que, chaque fois que ce serait nécessaire, en cas d’incendie humaine, elle sera. Elle résistera. Je résisterai.

Je resterai un désobéissant.

  1. Vladimir Boukovski, Et le vent reprend ses tours…, Laffont, 1978