Nos Indignations sélectives

photo MOHAMMED ABED / AFP

Nous avons tous des indignations sélectives. Ne serait que pour préserver notre santé mentale. À défaut, nous péterions un câble dès le lever du jour. Déjà que le biais journalistique pour tous les trains qui m’arrivent pas à l’heure, le malheur du monde, le décompte obsessionnel des cadavres, le bruit assourdissant des bottes, les attentats à l’intelligence, les crimes contre l’humanité, nous bouffe le ventre. J’aimerais bien qu’ils s’attardent plus sur les petits gestes solidaires et humains. Oui, j’avoue, parfois je n’écoute plus. Je ne me révolte pas toujours, à chaque instant, lorsque des cadavres flottent en Méditerranée; lorsque les femmes iraniennes sont écrasées sous les bulldozers des Mollahs ou que de jeunes condamnés se balancent à des grues; lorsque les Afghanes disparaissent dans le noir; lorsque des enfants soudanais sont déchiquetés par les bombes sortie du ventre d’usines occidentales; lorsque 733 millions d’humain crèvent la bouche ouverte; lorsque des milliers hommes sont torturés, chaque seconde que l’on vit, dans des geôles glauques; des femmes violées par des hordes barbares, butin de guerre et sacs à foutre; lorsque 150 autres femmes sont tuées chaque jour par son partenaire masculin, une toutes les dix minutes, quelque part sur la planète; lorsque… stop! Je n’en peux plus! Chaque fois, une révolte sourde me bouffe l’âme et le corps et j’ai envie de hurler. Mais je ne peux gueuler tout le temps sans y laisser le peu qu’il me reste de tête pensante, cœur à l’arrêt, corps exsangue. Alors, je mesure l’expression de mes indignations. Parfois, j’oublie, je ris, je dors. Entre deux cauchemars. Et j’accepte qu’on me dise « on ne t’a pas entendu quand… ». Que celle ou celui qui n’a jamais éprouvé ce malaise de l’ « indigne sélectif » me jette le premier caillou. 

Alors, s’il-vous-plaît, cessez d’utiliser cet argument contre celles et ceux qui se lèvent aujourd’hui pour dire que le massacre des Gazaouis est inacceptable et que la politique de Netanyahu est genocidaire. 

Oui, il y a eu le 7 octobre. 

Il est vrai qu’il y avait de quoi condamner. Les massacres perpétrés par le Hamas ne pouvaient que nous retourner tripes et boyaux. Tout. Le geste, les cibles, la manière. Aucune cause ne légitime l’horreur, jamais, nulle part, et massacrer  des civils israéliens, exhiber des corps de femmes mortes comme des trophées, n’est pas un acte de résistance, mais du terrorisme. 

Or, depuis ce 7 octobre, il y a eu un an et demi de pilonnage et de destruction systématique de Gaza par l’armée israélienne, plus de 52’000 morts, dont une majorité de femmes et d’enfants, 120’000 blessés…

La première infamie peut-elle justifier cela? 

Non. Jamais. 

Quel est le poids d’une vie? Dépend-elle qu’elle soit d’ici ou de là, de notre jardin ou du champ de l’ennemi? Dépend-elle du lieu où elle naît, de la langue qu’elle parle, de la couleur de sa peau ou d’un drapeau qu’elle ne choisit pas ?

Est-elle plus lourde si elle nous ressemble ? Plus légère si elle s’éloigne de notre image ? Nos actes, nos silences, nos lâchetés, nos hiérarchies médiatiques et politiques racontent l’inacceptable : une vie vaut manifestement plus quand elle tombe dans notre rue idéologique que lorsqu’elle s’éteint dans une zone floue du monde barbare. Les barbares, ce sont les autres. 

Or, une vie humaine ne se pèse pas en grammes, ni en likes, ni en nombre de morts acceptables. Elle se pèse dans notre capacité à la reconnaître, à la défendre, à la préserver, à la pleurer — même lorsqu’elle n’est pas la nôtre. Refuser cette hiérarchisation, c’est retrouver ce qu’humain veut dire. Pas un mot. Pas uniquement un mot. Un engagement.