Le devoir de parole

Delphine Horvilleur a longtemps été une référence, une figure d’humanité, par l’intelligence de ses paroles, l’ouverture qu’elles esquissaient, ses mains tendues au-dessus des gouffres fratricides. Je lisais de l’espoir dans ses mots, par le simple fait qu’ils existaient. 

Puis est arrivé le 7 octobre. Et tout s’est déglingué. 

Ses paroles se sont figées autour du geste abject du Hamas et des otages. On peut comprendre la douleur et la sidération. Et la préoccupation à ne pas donner de carburant à l’antisémitisme:« J’ai parfois bâillonné ma parole, pour éviter qu’elle ne nourrisse les immondices de ceux qui me menacent, ceux qui diabolisent et déshumanisent un peuple, et s’imaginent aider ainsi un autre. » 

Mais la parole publique n’est pas qu’un risque personnel. Elle est aussi un devoir éthique. Lorsqu’on a tant représenté la nuance, la paix, le dialogue, on porte aussi une responsabilité : celle de parler en terrain miné quand plus personne n’ose le faire. Il aura fallu 52’000 morts palestiniens — une majorité de femmes, d’enfants — pour qu’elle dise la « faillite morale » du gouvernement de Benjamin Netanyahu.

C’est tard. Très tard. À partir de combien de cadavres un crime contre l’humanité n’est-il plus « moralement acceptable »? 

Mais cette parole existe. Enfin. 

Or, ce qui frappe, c’est la déchirure immédiate qu’elle provoque. De part et d’autre.

Les uns ne retiennent que le « trop tard ».

Les autres, la « trahison ». Et chacun, alors, manie l’insulte comme une arme de guerre.

Elle est là, désormais, l’impasse : même les voix qui tentent de rassembler sont devenues suspectes. Même les ponts que l’on bâtit sont perçus comme des menaces. Le champ est si miné que les mots explosent comme des grenades à fragmentation dès qu’ils franchissent les lèvres.

Dans le fracas des haines, on n’écoute plus.

On n’entend plus.

Vous la percevez, vous, cette petite musique de nuit?  Celle qui marque la fin de notre humanité?