L’homme sans nez

Je cherche des yeux l’homme de tout-à-l’heure. Le cuisinier sans nez a disparu sous les arbres. De l’endroit où je suis, je n’aperçois que les clairs-obscurs du parc après la pluie. Je me lève, traverse le premier jardin. Les mille parfums de fleurs ont envahit le printemps. Passé les premières frondaisons, il est là, assis sur un banc de bois, le regard vertical, la tête en arrière, les yeux grands ou-
verts, les jambes sont tendues, les bras à la perpendiculaire du corps, elles embrassent le dossier du siège, tant qu’il donne l’impression d’être suspendu, tel un crucifié. Je m’approche sans bruit.

– Vous aimez regarder sous les jupes des arbres?

Il s’adresse à moi sans échanger un regard. Je sais que c’est à moi qu’il parle. La question reste suspendue, car je ne sais que répondre.

– Prenez place et regardez!

Il a dit cela parce que je devais être là à cet instant, sans l’ombre d’un doute. Il prend toute la place. Je m’assieds à l’extrémité du banc. Il ne bouge pas. Ses bras sont toujours en crucifixion et ses yeux seuls sont mobiles. En levant la tête, je distingue le soleil au-dessus des grands arbres, le léger déplacement d’air, les scintillements multipliés, les ombres kaléidoscopiques, la lumière éclatée, la danse des feuilles et la musique de leur bruissement.

– Racontez-moi les odeurs!

Je ne comprends pas ces mots, d’abord, puis je fais le lien entre ce que je capte, moi, de tous mes sens, des parfums du printemps mêlés aux images de ce qui les exhalent et je mesure, mal sans doute, ce qui peut lui manquer à lui. Mais comment décrire une odeur?

– La fraîcheur d’abord… c’est la sensation qui domine, cette fraîcheur humide qui vous inonde les narines. Et puis, il y a un semblant d’amertume, les spores légères des fougères et l’âcre du sous-bois, la terre… Attendez! Je perçois maintenant quelque chose de plus doux, épicé…

– Les oeillets du jardin d’à-côté.
– Vous les sentez?
– Non, je le sais! Et vous n’imaginez pas la différence qu’il y a entre sentir et savoir. A défaut de l’un, l’autre n’a plus de corps. C’est comment s’il n’existait plus. Et savoir devient inutile.

L’homme sans nez, extrait du recueil Mes Trous de Mémoires, à paraître en janvier 2016