Magnifique!

Lorsqu’on n’a rien à dire, mais que le jeu social des réseaux connectés nous presse de dire quand même, les choses sont « magnifiques ». Vous avez remarqué ça, vous ? Les photos de l’un sont « magnifiques », les peintures de l’autre sont « magnifiques », les entrechats de la troisième sont « magnifiques » – les petits chats aussi – le coucher de soleil est « magnifique », la phrase sentencieuse et morale – dont on découvre à la fin qu’elle est empruntée à un autre moraliste, qui lui-même l’a empruntée à… – est encore « magnifique » (il y a aussi « tellement vrai »).

Gageons parfois qu’une franche admiration est présente et que ce mot « magnifique » en est l’expression la plus appropriée. Soit ! Mais reconnaissons que, la plupart du temps, le qualificatif, usé jusqu’à la corde, pourrait être remplacé par un grandiose, éclatant, brillant, bon, beau, parfait, extraordinaire, sublime, remarquable, supérieur, bellissime, admirable, précieux, rare, imposant…

Soit dit en passant, je pourrais étendre la réflexion aux classiques des expressions humaines dont l’usage mécanique me fait grimper aux murs des insignifiances : « sincères condoléances », « RIP », « bon anniversaire », « meilleurs vœux », « bonne année », « congrat »… mais restons au « magnifique ». 

Et si l’on tentait autre chose ? 

Nous pourrions choisir des termes en couleurs, des expressions qui révèlent nos émotions, cherchant plus étroitement à exprimer ce qui nous effleure : « tes œuvres contiennent une beauté sensible », « vos images me bouleversent », « tes paroles m’émeuvent », « votre geste me rend vivant » ? Et si, pour la rigole, nous inventions des mots qui n’existent pas, mais disent plus précisément l’humeur d’un instant : beaumouvant, séismatique, admirablime, tristoyeux, bouleverclatant!

Changer de registre de langage reviendrait à s’arrêter un instant, à respirer l’air du large, à écouter des silences, à penser trois secondes à ce que l’on écrit, dit, exprime.

Et à s’impliquer. 

La vieillesse

Elle entre. La librairie sent l’encre fraîche et le crayon taillé. Elle aime ça. L’odeur des livres et l’idée de tous les mots en embuscade. 

22 mai 1970.  Elle a 32 ans aujourd’hui. Le jour de son anniversaire, elle s’offre toujours le livre qui marquera le temps de sa vie, comme les cernes d’un arbre

L’oeil tombe sur un titre rouge sur fond crème, classique de Gallimard : La vieillesse, de Simone de Beauvoir. Elle emporte le pavé avec elle en songeant qu’elle le lira, pas maintenant, un jour, lorsqu’elle aura rejoint la promesse du titre. Elle aura le temps alors. Elle s’imagine déjà, elle, petite vieille joyeuse découvrant les mots longtemps contenus, retenus entre les pages, s’échappant pour la remplir de tous les secrets de l’âge. Ah, la vieillesse est cela…

22 septembre 2022. Elle redécouvre le livre de Simone sur le dernier rayon. Avec les années, la bibliothèque s’était enrichie et les premiers livres avaient lentement dérivé d’un étage à l’autre. Celui-là, elle l’avait oublié. 

Elle tend la main, empoigne le pavé. Elle ne se souvenait pas de son poids, tant que l’objet manque de lui échapper. La lecture du titre ramène à sa mémoire la lecture remise à plus tard, lorsqu’elle aurait besoin de clés. Plus tard, elle y est. 

Elle s’assied, ajuste les lunettes sur son nez, entrouvre les pages, lit les premières phrases accrochées, tente ce qui ressemble à un déchiffrement. Elle n’y parvient pas. Les mots sont trop petits. À croire qu’ils se sont resserrés les uns contre les autres à force de l’attendre elle. La vieillesse…

La fin de droits

Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblerait un chômage en fin de droits? Suivez-moi, je vais vous raconter. Sans pathos, mais avec ce léger vertige qui accompagne un réel qui se dérobe.

C’est surprenant d’en arriver là. Après deux ans de recherches, 234 candidatures envoyées. Taux de réponses inférieur à 30%. Et les retours ressemblent tous à ceci:

« Nous vous remercions bla, bla, bla… sommes cependant au regret de vous informer qu’après examen approfondi bla, bla, bla, les profils retenus correspondent davantage à nos attentes. »

Point, à la ligne, au suivant.

Tout est à sa place dans le jeu des apparences. Les précautions d’usage, la politesse feinte, le regret sur commande, l’examen du coin de l’œil et les attentes déçues, forcément déçues. C’est vrai. Je n’ai jamais correspondu aux attentes. Aujourd’hui moins qu’hier. Toujours été trop ceci ou pas assez cela. Un peu hors case.

Le mois dernier, j’ai reçu cette lettre, anonyme et circulaire. Vos droits se sont éteints… On ne parlait pas d’un feu follet, mais c’est comme si on me demandait d’éteindre la bougie. 

Longtemps, je me suis dit que j’étais une « boîte à outils », capable de tout faire, ou presque: penser et agir, les deux en même temps, établir des priorités, faire des choix, même dans l’urgence, gérer le stress, imaginer, chercher des solutions, les trouver, même avec les moyens du bord, inventer, être autonome, collaborer, guider, former, savoir patienter, anticiper, lire les nuages, même ce qui imprimé en tout petit au bas d’un contrat,  calculer ma position au sextant, naviguer dans l’incertitude, négocier, douter en avançant quand même, écouter, décider, conduire un bateau à voile, une équipe, motiver, écrire des lettres recommandées, des livres, comme des mots d’amour, résumer un bouquin en quarante-six secondes, sortir du cadre, raconter des histoires qui font rire, d’autres pour pleurer un coup, taper à la machine avec 6 doigts à la vitesse d’un avion supersonique, épater les enfants avec des contes sortis d’un chapeau, jouer aux indiens, pour de faux, pour de vrai, mettre un nez rouge, gravir une montagne, la déplacer s’il le faut, vérifier des infos, communiquer, parler français-allemand-anglais-italien-espagnol, apprendre une langue nouvelle, connaître le nom des fleurs, détendre l’atmosphère, aller à l’essentiel, prendre les choses au sérieux sans se perdre soi-même dans le gris des certitudes, dessiner un dromadaire, monter à cheval, faire pousser des légumes, entretenir un jardin, conjuguer le verbe vivre à tous les temps et tous les modes, cuisiner des salades en couleurs et faire la vaisselle…

C’est toujours le cas. Mais à présent, je suis un sénior, un vieux con, inutile au monde laborieux, passé de date, trop cher sans doute.

On me dira que je créée ce que j’imagine. La pensée négative serait la source de son malheur. Qu’on me comprenne bien. Je ne parle pas de « malheur ». J’observe simplement comme se déroule une mise sur la touche avec une curiosité entomologiste. La différence est que le hamster pédalant dans sa roue, c’est moi. Ni plus, ni moins.

Récemment, j’écrivais un billet sur cette curieuse habitude qui s’installe dans l’indifférence des jours: la non-réponse comme règle du jeu social. Je viens d’un temps où l’on se faisait un point d’honneur à regarder quelqu’un en face pour lui répondre. On pouvait lui dire non les yeux dans les yeux. J’ai toujours préféré ça au mépris du silence. Aujourd’hui, le haussement d’épaule et le regard en fuite sont devenu des postures admises, langage des corps qui préfèrent l’évitement à la clarté de l’affrontement. 

Même les amis s’y mettent. Oh, rien de personnel. À chacun son brouhaha, ses priorités, ses choix, ses emmerdes. Le temps du foutucovid est passé par là et j’ai le sentiment fort qu’il n’y est pas pour rien. L’attention et l’engagement sont devenus des mots étrangers à nos vocabulaires humains.

Mon utopie littéraire

Les délivreures, le Livre sur les quais, 31 août et 1 septembre 2018 photo Anne Bichsel

Je vais vous offrir un petit cadeau, comme ça. Vous raconter une histoire. Rien que pour vous. Pas besoin de passer à la caisse. Gratuit. Un cadeau, c’est toujours gratuit.

Il est une fois… oui, ici, les histoires de racontent au présent… il est donc une fois une idée passante. Une idée simple. Elle consiste à parcourir les allées d’un salon du livre (vous placerez ici votre événement littéraire préféré) et de jouer les go between entre les autrices, les auteurs et le public. Pour briser la glace, créer des liens, inventer des dialogues, ouvrir des fenêtres, créer des courants d’air, provoquer de l’inattendu, improviser, ouvrir un livre au hasard, découvrir des mots, chercher, lire un extrait, en écouter la musique, se laisser emporter parfois…

Vous avez déjà remarqué ces salons du livre avec les auteurs assis en rang d’oignons derrière leur table à espérer qu’un quidam s’arrête un instant devant leur livre, le prenne entre les mains, attiré par un titre, une image, une couverture, un vague souvenir, une curiosité, que cette main retourne le livre, que des yeux distraits lisent la 4eme de couv pour dire je veux, je prends, j’achète.

Souvent, le quidam n’ose pas. Il se méfie. Ce qu’il craint, c’est de se laisser envahir et, en fin de compte, de « devoir acheter ». Car il est confronté- il le sent plus qu’il ne le sait – à l’ambivalence des événements littéraires et des intentions de celles et ceux qui y participent. Le moteur est-il la rencontre ou la vente d’un livre ? J’entends déjà la raison raisonnante de l’économiste dire : « Ne soyons pas naïf! L’intérêt de l’éditeur et de l’auteur est de VENDRE ».

Que la réalité économique du livre soit une composante importante, je ne le nie pas. Que l’acte d’une vente soit un objectif concret et mesurable, je le reconnais également. Mais le piège de la culture marchande est de réduire le projet à cette seule dimension commerciale.

Cette culture-là s’épuise. Elle n’a pas dit son dernier mot, certes, mais elle fatigue le monde. On aimerait parfois qu’elle nous foute la paix, qu’elle passe la main, qu’on puisse l’oublier et vivre des moments sans elle. Vous savez, le petit d’air d’Alain Souchon:

« … on nous fait croire
Que le bonheur c’est d’avoir
De l’avoir plein nos armoires
Dérisions de nous dérisoires… ». [1]

Revenons donc à l’histoire première, l’idée du personnage qui entre sur la scène et se place entre l’auteur, le livre et le public. Gratuitement. Son rôle n’est pas de vendre. Il est de passer, de transmettre quelque chose d’intangible, qui n’est ni un produit ni un message prosélyte, sur le fil délicat et éphémère de la relation humaine. Ni marchand de tapis, ni Jesus revient, il sera plutôt fou du roi, mouche du coche, parole en l’air et sourire en coin.

« Vous avez déjà lu ça ?». Je vous raconte ma dernière expérience. C’était à Montreux, lors de la première des Estivales du livre. Je m’adresse à un homme, jeune. Il dit non puis, un peu gêné, avoue qu’il « n’a jamais lu un livre de sa vie ». Or, il est là pour accompagner son amie, autrice d’un premier roman qu’il n’a même pas ouvert. Je lui lis un passage. Une autre autrice assiste au dialogue. C’est elle qui souffle au jeune homme sans lecture, amateur de BD, que Proust existe aussi en roman graphique[2]. Elle m’écrira plus tard : « Je vous ai écouté et non seulement c’était drôle, mais juste et inspirant. Ce fut une des rares interactions sincères de ces journées ! ». Peut-être que la recherche du temps perdu ne le sera pas pour tout le monde.

Et si nous plantions des graines avec cette idée dans d’autres salons littéraires ? Pour inventer des instants précieux, se souvenir des belles choses, croiser des regards humains, sans autre intention que de partager cela.


[1] La vie en rose, Alain Souchon

[2] À la recherche du temps perdu, Stéphane Heuet, Editions Delcourt, 11 tomes

Parle à mon cul, ma tête…

Je m’interroge. Avec cette impression fugace et saugrenue que l’absence de réponse est devenue une sorte de règle commune à l’époque. 

Pour n’importe quoi. Une missive. Une candidature. Une sollicitation personnelle. Un manuscrit. Une question. Une demande. Une proposition. Même les lettres moureuses, les feuilles de nos vies d’automne.

Nous en avons toutes et tous fait l’expérience. Vous écrivez un message, un courriel, un e-mail, un texto, mot circonstancié, poli, développé, un mot qui explique pourquoi vous écrivez. Et vous attendez. Des jours. Des semaines. 

Auparavant, ne pas répondre était réservé à une élite. Aujourd’hui, c’est une pandémie. Tout le monde s’y met. 

Prenez les éditeurs. Ils vous avertissent d’ailleurs. Si vous ne recevez pas de réponse, votre texte n’a pas été retenu. Point. Vous ne saurez pas. Vous n’apprendrez rien. Sinon que la porte d’un éditeur est un trou noir dont la spécificité n’est pas d’attirer la matière, la lumière, mais de la repousser. Notez qu’on peut les comprendre, eux. En période de foutucovid, les officines éditoriales ont été envahies de « moi, je », de « je vous transmets mon âme, ma vie, et plus encore ». Elles débordent. Elles étouffent. Au bas mot, 80% des manuscrits ne valent pas le papier qui les porte. Autant dire que la réclusion contrainte et l’ennui ont provoqué une sorte de congestion des boîtes-aux-lettres et des esprits.

À l’un de ces éditeurs – qui accusait tout de même réception en annonçant la couleur et la règle – j’ai soufflé que j’avais toujours préféré un le claquement d’un non au mépris de l’indifférence. Au moins, le refus est net. On peut grandir après. Le silence est plus sournois. Il vous dit non sans le dire. Pire, il suggère presque que vous n’existez pas. 

Or, l’absence de réponse semble être aujourd’hui d’un usage partagé, comme si l’autre, à tout le moins sa parole, pouvait être nié. 

On me dira que la réalité est peut-être plus prosaïque. Dans le brouhaha des jours, on passe notre temps à trier les informations, les sollicitations multiples, les urgences, les emmerdes, les factures et les p’tits bonheurs, les clins d’œil, les importances ou ce qui y ressemble, le pourriel et l’utile, les courses, la vaisselle, des rêves d’ailleurs, les voisins, des gosses, le boulot, nos loyautés, etc. Il est normal que des trucs passent à l’as. On fera demain. Et on oublie. Rien de personnel. C’est un fonctionnement très humain,  somme toute! Que celle ou celui qui a toujours répondu aux p’tits oignons me jette le premier pavé! 

D’accord! Mais, là, ce n’est plus un oubli. C’est une culture qui s’installe. L’autre m’emmerde, je ne l’aperçois même pas et je passe mon chemin. À croire que deux ans sans pouvoir dévisager les autres incite aujourd’hui à ne plus les envisager.